Laurent Bihl

Alors qu'autrefois être servi rapidement constituait un signe de prééminence dans l'univers boulevardier parisien, il devient une monomanie déterminant de plus en plus souvent le choix de l'établissement, autant que le contenu de l'assiette. On ira à telle adresse car on y est « vite servi», qu'importe l'assiette, on se fiche du goût. Tout se vaut désormais, il ne s'agit que de « se nourrir».

« En vitesse » était déjà une pression familière pour le garçon de café. C'est devenu aujourd'hui une religion. Dans ce monde gangréné par l'obsession horlogère, le phare de la modernité n'est plus le percolateur éblouissant du /Ventre de Paris/ de Zola, mais le four à micro-onde.

Il existe en France une tradition de lecture de l'ivresse opposée à celle qui la condamne au nom de la morale, écrit Véronique Nahoum-Grappe, de la raison, de la bonne éducation, voire de la civilisation, à savoir celle qui, depuis Rabelais et en passant par les chansons à boire et toute une tradition poétique, la décrit comme la seule bonne manière d'aborder le monde et la vie, c'est-à-dire la mort.

Comme pour le vin, les mauvaises pratiques et la falsification consacrent les procédés les plus ingénieux pour les débitants et les plus néfastes pour la santé des consommateurs :  « La bière est rendu plus sapide, et aussi plus enivrante, par l’addition de substances vénéneuses, telle que l'opium, la semence de colchique, la belladone, l'ivraie, la stramoine, le pyrèthre, la graine du paradis, la jusquiame, le piment des jardins, le gingembre ou le garou. Enfin, pour relever l'eau qui l'affaiblit, on y ajoute du sel marin et de l'alcool de commerce. Cela ne suffit pas. Les fraudeurs ajoutent au tout des débris gélatineux et invendables de boucherie, des dépouilles de cheval, de mouton, de bœuf ou de veau, bizarres matières qu'ils font bouillir dans l'amalgame précédemment détaillé. […] Quelques jours de fermentation font de tout cela un produit qui a de vagues ressemblances avec la bière véritable ; on y ajoute alors de l'eau-de-vie de grains et de la chaux, pour lui donner du goût. »

Les premières élections, entre 1831 et l'instauration du suffrages universel en 1848, voient se succéder des scènes incroyables comme ces curés qui stationnent devant les urnes pour voir qui vote et comment, poussant certains républicains à s'emparer du récipient civique pour déporter l’élection dans un lieu « neutre »... c'est à dire le cabaret, lequel est alors tout sauf « neutre », au point que les ecclésiastiques en sont refoulés.

(Extrait d'un pamphlet publié pendant le Révolution.)

GRANDE PÉTITION DES IVROGNES DE PARIS CONTRE LES MARCHANDS DE VIN

« Législateurs, voilà dix mois que nous prenons patience, et les coquins de Cabaretiers voudraient que nous la prenions encore longtemps. Ma foi, si ça les arrange, cela ne nous accommode pas. Et quels Républicains serions-nous avec de l'eau ? Nous avons tous du courage, vous le voyez législateurs, sur les frontières nous y faisons le diable, et avec tout cela, il faut une petite goutte pour mettre en train. Vous avez juré le bonheur de tous vos concitoyens, arrangez les autres comme vous voudrez ils seront toujours contents parce que vous ferez le bien. Pour nous, nous ne connaissons pas d'autres bonheur que de bien aimer la patrie et de bien boire ; c'est lorsque nous buvons que nous la servons le mieux. Ainsi législateurs, si vous ne voulez pas rendre inutile à la République plus de deux millions de braves gens comme nous, touchez un peu sur le casaquin de ces coquins de cabaretiers qui nous empoisonnent et qui nous ruinent et vous aurez bien mérité de la patrie.
Vive la République ! Vive la Convention ! Salut et Fraternité sincère à tous les bons biberons. Dans le vin la vérité. Si vous avez besoin de nous mettre à la raison, vous n'avez qu'à parler, nous sommes à votre service. »

Achevons ce panorama du café du commerce par une madeleine, une présence familière devenue rarissime. Le chien du patron/de la patronne. Souvent de taille imposante, ses aboiements pouvaient être dissuasifs et sa présence être supplétive à l'autorité de son maître, confronté parfois à des débordements.

Cet épicentre de la vie parisienne suscite les plus étonnants souvenirs: "Longtemps je suis allé chez Lipp pour la bière, se rappelle Michel Audiard. J'y vais désormais pour la clientèle qui demeure la mieux éduquée de Paris: tout le monde est là sans voir personne.

Imaginer la déco d'un café ou d'une grande brasserie de la capitale peut soit servir de booster de carrière pour certains décorateurs soit asseoir leur notoriété. Pourquoi? Tout simplement parce qu'au contraire d'un penthouse ou du yacht d'un milliardaire, le café est le lieu public par excellence. Celui qui marquera le plus grand nombre.