Citations de Laurie Devore (20)
Imaginez-vous une fille.
Elle a seize ans, elle est mince, elle a de longs cheveux châtains. Ses vêtements sont abordables, mais jolis, parce que parfois sa meilleure amie lui donne des fringues de seconde main et que, de temps en temps, elle-même arrive à racler suffisamment les fonds de tiroirs pour s’offrir un ensemble qui n’est pas en solde. Elle roule en voiture décapotable ; le vent joue avec ses cheveux. Elle parle à ses amies de la prochaine grande fête, d’un quelconque scandale au lycée ou peu importe, ça ne fait rien, car elle a la conviction sotte que rien ne changera jamais. Rien ne peut changer quand on a seize ans et que tout le monde adore nous détester parce qu’on a tout. On est tout.
On ne peut pas toujours tout arranger, O. Parfois, c’est plus facile de laisser tomber.
Quand on a vu l’envers du décor, plus rien ne reste génial. Tout ça, c’est des conneries.
J’ai envie de lui faire du mal. J’ai envie de la voir perdre, pour une fois dans sa petite vie parfaite. J’ai envie de la voir revenir vers moi en rampant, implorant mon pardon. De la voir me supplier d’arrêter.
Je veux juste cet instant de pouvoir.
Et je l’aurai, quoi qu’il m’en coûte.
Certaines personnes ont un je-ne-sais-quoi qui m’attire irrémédiablement. Avec elles, je me sens toujours plus courageuse, plus animée, plus vivante. Elles font naître un feu dont l’éclat est trop séduisant pour être effrayant.
Je n’avais pas oublié l’image de la femme que nous avions quittée, assise devant son ordinateur à passer des coups de fil et à signer des documents, des mugs de café sales posés dans toute sa chambre, une femme débordant d’énergie et d’émotions à peine contenues. Je n’avais pas oublié le goût inimitable de l’emmental sur du gouda sur du cheddar. Et je n’avais pas oublié le jour où elle avait enfin lâché prise, quand elle m’avait serrée contre elle dans son lit à m’en briser les os, sanglotant dans mon dos pendant des heures, quand j’avais compris à quel point elle m’aimait.
Au fil des années, j’ai progressé dans l’art d’obtenir ce que je veux.
Je crois que c’est un talent que j’ai commencé à développer dès mon plus jeune âge. C’est sans doute grâce à maman : avec elle, imposer ma volonté était mission impossible. J’ai donc dû apprendre à le faire avec les autres.
Elle est comme ces filles naturellement cool qu’on trouve dans les films, le genre de personne qu’on cherche à tout prix à imiter, même quand on sait qu’on ne lui arrivera pas à la cheville. Comme si une déesse du surf californien atterrissait subitement à Buckley, Caroline du Sud, et cela me rend jalouse.
Je me rends compte que quelque chose a cassé quand je me suis assise là avec Vera, et je me fiche désormais complètement de la personne que je suis censée être. Ça couvait sans doute depuis un moment, mais je suis enfin prête à foutre la paix à cette fille. Peut-être parce que jusqu’alors j’avais des raisons de jouer un rôle. Avant, je donnais l’impression de tout maîtriser – ma vie, mon copain et cette école ridicule. Mais à quel point était-ce réel ? À quel point était-ce moi ? Ce moi que mon frère et Claire adoraient, et peut-être Ethan, dans une certaine mesure. Pourquoi me suis-je laissé embrigader là-dedans ?
Je n’arrive pas à résoudre mes problèmes existentiels, mais quand j’observe mes congénères, tout est limpide. Je n’ai pas besoin d’instructions ni d’une notice pour les cerner. Qu’ils se sentent humiliés, effrayés ou confiants, j’ai l’œil pour le repérer. Adrienne me demandait d’analyser les autres pour elle afin de savoir ce qu’ils tramaient.
Elle ne m’a pas accordé le moindre regard. Cet affront était violent. C’était sa manière de traiter les petites gens, ceux qui n’existaient pas pour elle. J’étais censée être au-dessus de ça.
Certaines personnes passent leur vie entière à attendre que quelqu’un les aime, pour le meilleur et pour le pire, et j’avais voulu que ce quelqu’un soit Adrienne dès l’instant où elle avait posé les yeux sur moi pour la première fois. Peut-être que j’attendais toujours son assentiment, un sourire de sa part. Mais je n’attends plus rien.
Dehors, une brise légère joue avec les arbres. Le sifflet de l’entraîneur de foot retentit depuis le stade. Les feuilles changent de couleur, l’arrivée rapide du froid les faisant frémir sur leurs branches. Elles ne tarderont plus à tomber.
Je sais comment on appelle ce genre d’ambiance.
Le calme avant la tempête.
Personne ne peut rien pour moi. Je le sais. Alors pourquoi est-ce que je continue d’espérer que quelqu’un sera capable de changer les choses ?
La seule chose pire qu’écrire des poèmes est de les lire à voix haute. Je le vois toujours dans les yeux des profs. Ils pensent qu’on va déverser notre douleur, nos blessures et notre sang sur un cahier, parce que c’est notre seule chance d’exprimer tout ça. Peut-être qu’ils vont se mettre à pleurer, et nous aussi, et que ça fera un super téléfilm. On aura écrit tout ce qui nous passe par la tête, tout ce qui nous déchire. Et tout ça grâce à eux.
J’ouvre.
J’aurais dû me fier à mon instinct.
Elle est avec un mec. Dans une position que j’aurais préféré ne jamais voir.
Il me faut un bon moment pour comprendre. Ce n’est pas n’importe quel mec.
C’est mon mec.
Je sais ce qui est bien ou mal et je sais que si l’on pèche contre les autres, l’univers finira par nous retrouver. Je l’ai toujours su, même avant sa mort. J’aurais dû me douter que cela allait arriver.
C’est quand je m’autorise à éprouver trop de choses que tout commence à partir en vrille. J’existe sans avoir la moindre réaction.
La vie était facile, quand on prenait tout le monde de haut.
Malgré tout, les bars miteux et les devantures de sociétés en faillite bordent la place. On y voit toujours les mêmes personnes. Et, plus tard, on y verra leurs enfants, puis les enfants de leurs enfants.