Nous sommes des animaux étranges : les défauts que nous condamnons le plus sévèrement chez les autres sont ceux dont nous ne pouvons nous corriger.
22 h 23. Le 396, 3e avenue, entre Wellington et de Verdun, était constitué par l’étage d’un étroit triplex de brique marron. Une bicyclette était attachée à la rambarde du balcon. La porte avant était verrouillée, Surprenant et Brazeau passèrent par la ruelle. Orientée vers le sud, la galerie arrière, récemment refaite à neuf, était plus accueillante. Une petite table, deux chaises, un barbecue, des jardinières de fleurs, un bac à herbes bien garni, un cendrier empli de mégots de rouleuses : Jeannot Boudreau, l’été, devait profiter du soleil à l’arrière de son logement.
La porte donnant sur la cuisine, cette fois, n’était pas verrouillée. Tiroirs ouverts, matelas éventré, livres épars sur les planchers, garde-robes en désordre : l’appartement avait été vandalisé ou fouillé avec fureur. Un modem était en fonction sur une petite table face à la fenêtre avant. Une souris abandonnée semblait indiquer qu’un ordinateur, probablement un portable, avait disparu.
— Ouais, fit Brazeau. J’ai comme l’impression que Jeannot Boudreau possédait ou savait quelque chose d’important.
Surprenant regardait, sur le mur, un document familier : une carte des Îles-de-la-Madeleine, avec tout au sud la flèche du Sandy Hook pointant vers l’île d’Entrée.
— Ou encore il ignorait quelque chose d’important…
Dans le salon, une guitare acoustique gisait, fracassée, devant un téléviseur. L’étui était ouvert, le recouvrement de feutre avait été lacéré et arraché. L’ensemble des dégâts trahissait la hâte plus que l’efficacité.
— Ils ont dû passer ici avant de se rendre sur Wellington, dit Brazeau. Ils cherchaient quelque chose, c’est certain.
— Pas sûr. Ils auraient procédé de façon plus discrète. C’est grossier, ça sent l’intimidation.
Malgré ses allures bohèmes, Jeannot Boudreau était un être ordonné. À gauche de la table d’ordinateur, au pied d’une bibliothèque dont la plupart des livres avaient été jetés au sol, un gros ouvrage illustré attira l’attention de Surprenant. Il s’agissait d’un atlas marin du Pacifique sud, marqué tome 3. Il chercha ses semblables, découvrit près de la table, à demi éventré sous un calorifère de fonte peint en bleu, le tome 1, l’Atlantique nord, dont la reliure trahissait une longue fréquentation. Fonds, littoral, courants et vents dominants, tout était consigné avec rigueur.
— Notre gars est peut-être un marin, annonça Surprenant.
— Pas très dur à déduire, commenta Brazeau de la pièce voisine. Viens voir.
La chambre à coucher s’ouvrait sur le bureau par une porte française. Les draps avaient été arrachés et jetés dans un coin, le matelas était posé de travers sur le sommier. Brazeau tenait entre ses doigts boudinés une photographie insérée dans un cadre vitré fendu sur la diagonale : Jeannot Boudreau, plus jeune, les yeux dissimulés derrière des lunettes de soleil mais portant déjà sa moustache et sa barbiche d’homme de pont, souriait à la barre de ce qui semblait être un voilier de plaisance. Le document n’était pas unique. Deux autres photographies ornaient les murs de l’alcôve. Sur l’une, il apparaissait pliant une voile à la proue de ce qui pouvait être le même bateau. Le nom était visible en partie : Le Goé… La dernière était peut-être la plus utile. Sous un soleil oblique, avec en arrière-plan une mer calme et la silhouette familière de l’île d’Entrée, trois personnages dégustaient ce qui ressemblait à un Veuve Cliquot : à gauche, Jeannot Boudreau l’homme de pont ; au centre, quinze ans plus jeune, resplendissante, Martine Boudreau ; à droite, posant amoureusement le bras sur ses épaules, un homme dans la quarantaine, longiligne, aux épais cheveux poivre et sel.
Surprenant pointa l’homme.
— Si ce gars-là est pas le nommé Claude Goyette…
Il éprouvait une sensation de déjà-vu.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Brazeau.
— Le visage me dit quelque chose. Je l’ai probablement croisé quand j’étais aux Îles.
Sommet du G14, odeur de Maria, il prit Décarie vers le nord, puis la Métropolitaine vers l’est, envahi par Maude et Félix, ses enfants. Il avait parfois le sentiment de les négliger. Inséparables dans leur jeunesse, ils semblaient emprunter, adultes, des chemins divergents. Maude la littéraire vivait avec son chum horticulteur et leur fils Paul dans un 5 et demie de la rue Saint-Dominique, mais ne voyait pas comment agrandir sa famille et acquérir une maison sans s’exiler en banlieue. Félix l’informaticien-boursicoteur et sa Bouba branchée venaient de troquer avec profit leur loft de Griffintown pour un duplex malade, plus près du centre-ville.
Le hasch m’emporte dans un carrousel de pensées vagabondes. Ce pauvre feu sur une plage étrangère proclame ma volonté de me lier à mon peuple. Mais qu’est-ce qu’un peuple ? Une collection d’humains réunis par le hasard de la naissance ou l’illusion d’une culture commune ? Je dérive vers des généralisations outrancières : le Canada est la réalité, le Québec est le rêve. L’individu est la réalité, le peuple est le rêve. L’espace d’un instant, toutes mes lectures, toutes mes recherches des dernières années convergent vers cette impression fulgurante.
Des prisons, il y en a de toutes les sortes. Vivre entre des murs ou vivre dans le remords, à un moment donné, c’est du pareil au même. J’ai toujours vécu dans le mensonge. Sous une fausse identité, comme vous l’avez compris. J’aurais pu me battre, mentir, multiplier les procédures, espérer que vous ne trouviez pas suffisamment de preuves pour me coincer. Qui sait ? J’aurais peut-être gagné mon procès et retrouvé ma liberté.
Que se passerait-il si j'imitais ce couple de touristes italiens en appuyant mes paumes sur ces boutons de pierre polis par des millions de mains ?
Je n'ai pas pour autant perdu mon intérêt pour la musique. Dévoreur de romans, écrivaillon doué, puis étudiant en littérature, j'ai gardé pour le son un respect qui a grandi à mesure que m'apparaissaient les limites du langage. À moins d'être lus à haute voix, le mot, la phrase, le texte touchaient le lecteur par l'intermédiaire de concepts. La note était une onde qui agissait physiquement, en transcendant les cultures et les idéologies. Errant dans ma forêt de mots, j'ai continué à écouter de la musique, de façon éclectique. J'ai quelque peu délaissé la chanson, art périssable, pour m'intéresser au classique, cet assemblage de sons policé, rigoureux, mystérieux, qui traversait les âges.
Il est plus simple de conquérir que d’occuper. Le premier frisson passé, je ne tardais pas à ressentir auprès de mes dulcinées un ennui qui me semblait incompatible avec l’état amoureux. La tentation était alors grande d’évacuer le problème en explorant un nouveau sentier. L’amour des films et des livres, bête lumineuse entrevue au détour d’un visage, fuyait au premier craquement de branchage. J’avais beau me placer sous le vent, souligner des passages du Petit Prince ou du Prophète, je demeurais un mauvais amoureux qui n’alimentait sa flamme qu’en changeant de victime
Elle avait même, sous le couvert de la plaisanterie, employé le mot narcissique. L’adjectif l’avait heurté. Il se considérait comme un homme qui accomplissait un travail ingrat, tout le contraire d’un bellâtre s’admirant dans une mare. Geneviève avait précisé sa pensée : son rôle de protecteur, endossé d’abord envers sa mère, puis envers la société, n’était pas désintéressé, mais plutôt le reflet d’un besoin d’amour et de considération. Ce rôle lui pesait, l’alourdissait. S’il voulait être heureux, libre d’aimer, il devait se libérer de cette ombre.
Surprenant déjeuna en vitesse, tira son Walter de son coffre-fort et se rendit en taxi chez le concessionnaire BMW près de l’autoroute Décarie. L’ami Frank Santini avait tenu parole : une vieille 328 top shape l’y attendait, 120 000 kilomètres au compteur, d’un vert bouteille douteux et sentant Un jardin sur le Nil, sans doute le parfum de sa dernière propriétaire. C’était aussi le préféré de Maria Chiodini, l’ex-épouse de Surprenant qui avait refait sa vie en Toscane comme dans les films.