Léo Dartey

Avant, quand j’étais jeune, j’ai pu croire que j’aimais, quelquefois… mais maintenant seulement je comprends combien j’étais loin de la vérité ! Ma vie sentimentale n’a été qu’un grand champ aride et sec, qui attendait la fleur d’automne cent fois plus merveilleuse d’être tardive et nourrie de tous les sucs de l’été.

Il n’est rien que je déteste plus que la délation, la fourberie et le manque de sincérité.

Elle était alors une jeune fille comme toutes les autres, qui prenait des leçons de chant. Quand je dis « comme toutes les autres », quelle hérésie ! C’était cent fois plus jolie, plus adorable que toutes les autres… et je l’ai adorée. Mais elle avait seize ans, moi vingt-deux et mes études à finir car je ne pouvais envisager de laisser à maman la charge d’un jeune ménage, comme on le fait trop souvent de nos jours. Nous avons flirté, nous nous sommes vaguement promis ; mais la vie nous a séparés, moi emporté par la mission que m’imposait le C.N.R.S. au Mexique, elle par le début de sa carrière artistique.

Cette vieille demeure est… presque hallucinante de vérité dans le passé. Entre ces murs lourds, qui étouffent tous les sons, on a vraiment l’impression de vivre des siècles en arrière.

En quelques heures, un inconnu, un étranger et, qui pis est, un homme que tout te disposait à suspecter, à mépriser, a pris dans ta vie, dans ton cœur, une telle place que te voilà prête à tout lui sacrifier ! Le meilleur comme le pire de toi-même… Compliments ! L’amour, cet inconnu… disais-tu toujours… Maintenant, la présentation est faite. Et tu peux être fière. En quelques heures, ce phénomène dont tu niais l’existence t’aura jetée au paroxysme des sentiments les plus extrêmes…

 Ne
sois donc pas toujours aussi éthérée ! Ne peux-tu te décider à voir l’humanité
telle qu’elle est, avec ses tares et ses défauts ? Pourquoi ne pas
admettre simplement que cette femme est très belle et qu’il en est jaloux, avec
des dispositions à la séquestrer ? A moins qu’elle ne soit, au contraire, si
laide et mal fichue qu’il n’ait honte de la montrer ?

L’oncle Doug… être méprisable s’il en est ! Elle avait honte de porter le même sang dans ses veines, maintenant qu’elle connaissait le fond de sa nature et la façon honteuse dont il exploitait tous et chacun, dans le milieu plus que douteux où il évoluait.
Ah ! échapper à tout cela ! Avoir une personnalité assez importante pour s’affirmer au-dessus des « combines » et des compromissions ! Echapper aux obligations qui la liaient encore à l’oncle Doug !
Il lui fallait tendre toute sa volonté pour y parvenir. S’affirmer d’un seul coup. Dans son indéfectible naïveté qui avait résisté à l’action cynique et démoralisante du milieu où elle évoluait depuis de longs mois, elle espérait encore que le résultat de cette soirée lui permettrait, enfin, d’échapper à toute contrainte.

Un
instant, elle le regarda sans l’écouter. Il était jeune, beau, charmant… aimable
au propre sens du mot. Elle songea qu’elle risquait de l’aimer, que, déjà, elle
en avait peur. Elle sentit une panique la gagner. Ah ! il
ne fallait pas… il ne fallait pas accepter.

Il faut savoir ce que c’est que de vivre comme moi, isolée moralement de ceux qui vous entourent, ne respirant que l’encens empoisonné des louanges, n’entendant que des contre-vérités destinées à vous flatter, pour comprendre tout ce qu’avait de vivifiant, de pur, cette intimité franche avec un étranger, un inconnu qui me disait, enfin, quelques vérités sur mon propre compte ! J’avais voulu croire que cela pourrait durer… Mais vous n’avez pas saisi le motif profond de ma petite comédie, vous avez été vexé, humilié, vous vous êtes cru le jouet d’une moqueuse, je le comprends bien, et comme vous n’aviez déjà que de l’antipathie irraisonnée pour la pauvre Anita, vous avez été ravi au fond de trouver une raison de la haïr !

Amis, ils l’étaient en effet depuis l’enfance. Et de cette enfance, en étaient-ils vraiment sortis tous deux, malgré la trentaine proche, quand ils se retrouvaient ensemble, dans le décor de leur prime jeunesse ? Comme des enfants, ils jouaient encore ; comme des enfants, ils s’éclaboussaient en riant au cours des baignades matinales dans l’Océan ; comme des enfants, ils s’amusaient ensemble de riens qui eussent laissé les autres bien indifférents ; comme des enfants, ils passaient vite du rire au drame, se heurtant, se chamaillant, se boudant et, comme des enfants aussi, se vouvoyant dans la colère, eux qui étaient nés et qui avaient vécu le « tu » aux lèvres, comme toute leur génération.