Résurrection est peut-être le plus dostoïevskien des romans de Tolstoï : il y est question de Crime et de Châtiment, de pauvres Gens, de Souvenirs de la Maison des Morts (la déportation et le bagne de Sibérie), d'un Idiot (à tout le moins un prince que les gens de son milieu jugent tel) et d'un savoureux mélange politico-religieux qui n'a rien à envier aux Possédés.
Pourtant, c'est assurément le plus personnel des romans tolstoïens : le héros, Nekhlioudov, est tellement imprégné, nourri, imbibé du véritable Tolstoï que c'en est touchant, troublant même. Est-ce une fiction ? Est-ce une autobiographie ? Un roman ? Un essai politique ? Je crois bien qu'on y est constamment sur la ligne de partage des eaux.
Résurrection ne jouit pas d'une aussi grande réputation qu'Anna Karénine ou que La Guerre et la Paix. Est-ce à dire qu'il est moins bon ? C'est toujours très difficile de se positionner là-dessus. En ce qui me concerne, je crois qu'effectivement, cette réputation moindre est justifiée, en revanche, l'écart de réputation entre cet ouvrage et les susnommés, lui, ne me semble pas justifié. Car il ne s'en faut tout de même pas de beaucoup pour que Résurrection aille tenir la dragée haute à Anna Karénine.
C'est surtout la troisième partie, qui, d'après moi, a le ventre un peu trop mou. Tolstoï, qui courait si vite, qui courait si bien dans les deux premières parties, a absolument tenu à franchir un terrain difficile, particulièrement meuble (donc très risqué d'un point de vue romanesque) et ses pieds se sont malheureusement un peu englués dans la vase qui colle.
Il a quitté ce qui fait la moelle et les artères d'un écrit romanesque pour basculer franchement dans l'écrit engagé politique et sociétal. À sa façon, ce roman se rapproche d'un livre à la 1984 de George Orwell. On sent bien, on sent trop que le destin, la relation de Maslova avec Nekhlioudov n'intéresse pas vraiment l'auteur. Ce n'est qu'un prétexte à tenir son propos engagé contre les institutions que sont les tribunaux et les prisons, contre cette organisation sociale inégalitaire et injuste, qui place l'aristocratie terrienne au pinacle et ceux qui font effectivement le travail, au quatrième sous-sol, malheureux comme les pierres.
Je partage son propos mais, en tant que lectrice, mes appétits romanesques sont un petit peu déçus par cette fin qui ne s'appelle pas une fin mais plutôt botter en touche. Qu'on s'appelle Tolstoï ou non, le roman ne peut pas être qu'un prétexte à l'essai politique ou philosophique, ou alors mieux vaut choisir une autre forme que le roman. C'est ce qui pénalise, d'après moi, Clarisse Harlove de Richardson, c'est ce qui me déçoit un peu dans 1984 et tous les romans de ce genre : le roman doit avoir une fin romanesque. L'émotion suscitée ne peut pas être bonne à tout faire et surtout n'être bonne qu'à porter une réflexion : émotion et réflexion sont comme l'huile et l'eau. L'ossature du roman, ce sont les personnages, si l'on se désintéresse à la fin des personnages, alors, mécaniquement, on se désintéresse un peu du roman également.
Dans le dernier tiers de Résurrection, après avoir fait tant monter sa mayonnaise, Tolstoï ne nous fait presque plus percevoir ce que ressent Maslova. Or, c'est elle et sa relation avec Nekhlioudov qui nous intéresse, nous les lecteurs du roman. Les lecteurs de l'essai dans le roman, c'est autre chose, cela reste intéressant, bien qu'en ce qui me concerne, il prêchait une convaincue. Non, on aurait voulu autre chose entre elle et lui, quelque chose qui nous eût fait fondre en larmes ou empli d'allégresse, quelque chose qui nous eût fait croire que décidément, la vie est mal faite, injuste ou belle, que ces deux-là sont passés à un cheveu du bonheur, ou d'un malheur bien pire, que sais-je ? mais quelque chose en tout cas, qui vienne clore notre investissement émotionnel. C'est comme d'allumer des bougies sur un gâteau sans avoir la joie des les souffler, c'est frustrant.
Et cette émotion ? Et cette histoire ? Quelle est-elle ? Nekhlioudov, aristocrate oisif, prince russe de vieux lignage (exactement comme l'était Tolstoï) qui après avoir fréquenté les armées du tsar s'essaie à l'art en amateur en regardant grossir son ventre d'année en année. Il est plus ou moins promis à un mariage avec la belle mais très superficielle Missy, fille des très opulents, très influents Kortchaguine. Il hésite, sentant vaguement que cette alliance sera pour lui comme une corde au cou.
Un petit événement va venir gripper quelque peu cette belle mécanique, bien huilée des convenances et du mode de vie de l'aristocratie pour Dimitri Ivanovitch Nekhlioudov. En effet, celui-ci va être désigné juré dans une affaire d'empoisonnement impliquant un marchand, une prostituée et des hôteliers. Nekhlioudov souhaite faire de son mieux, mais, pour dire le vrai, cette histoire ne l'intéresse pas plus que ça, jusqu'au moment où…
… il s'aperçoit que la prostituée en question est une vieille connaissance à lui. Il l'a connue des années auparavant. Il la savait orpheline et recueillie par ses tantes. Il sait, il se souvient, même si c'était dans une autre vie, qu'il l'a trouvée jolie, qu'il l'a désirée, qu'il l'a aimée, même. Il se souvient encore qu'il l'a séduite, qu'il a obtenu d'elle ce que les hommes aiment obtenir des femmes et qu'il l'a ensuite laissée tomber comme une vieille chaussette qui pue. Pourtant, au fond de lui, il l'aimait. Et elle, elle l'adorait, elle se serait tuée pour lui…
Lui était reparti dans son régiment… Elle… Elle était enceinte. Et une jeune femme enceinte, en dehors des liens sacrés du mariage, dans une famille aristocratique et très respectable, ça ne se peut pas, si bien que la jeune femme fut chassée quand la « faute » fut devenue manifeste. Elle alla par les chemins, chercha à se faire employer à droite à gauche mais, décidément, victime de sa trop grande beauté, les hommes ne souhaitaient l'employer que comme Nekhlioudov l'avait fait.
De déconvenues en déceptions, de déceptions en dépravations, Catherine, Katioucha comme on l'appelait chez les tantes, devient peu à peu Maslova, la prostituée affriolante qu'on s'offre pour trente roubles dans une maison prévue à cet effet. Quel choc pour Nekhlioudov ! Cette jeune fille, cette Katioucha, qu'il avait connue si pure (le prénom Catherine évoque, d'ailleurs, étymologiquement, cette pureté), si belle, si réservée, si morale, cette Katioucha qui est devenu cette Maslova, qui a ce regard hardi, qui tient si fièrement sa grosse poitrine en avant et qui sourit aux hommes d'un air de dire : « Veux-tu monter, beau gosse ? »
Que se passe-t-il dans le coeur d'un homme quand il assiste à cela ? Que se passe-t-il dans le coeur d'un homme qui a fait tomber une jeune fille irréprochable le jour de Pâques, le jour de la résurrection du Christ ? Que se passe-t-il lorsqu'un homme, un artiste, qui se croit juste et raffiné est mis en face de son « oeuvre », est mis en face de son animalité, de son inconséquence, de son immoralité, mis en face de ses responsabilités vis-à-vis de la société ?
Mais que peut un homme ? Même un Nekhlioudov, même un prince de sang face à un système qui a mis en place toutes sortes de garde-fous pour se préserver lui-même, pour se légitimer ? La justice, les tribunaux, les prisons, des fonctionnaires, des ministres, des forces de l'ordre… Quelle justice ? Forces de quel ordre ? Ce monde inique où celui qui s'use au travail à tout juste de quoi se nourrir et se vêtir tandis que ceux qui bénéficient de son travail se vautrent dans l'oisiveté et ne savent que le mépriser ? L'ordre qui trouve immoral de voler, de tuer, de se prostituer mais qui lui même fait quoi de ses journées ? Les possédants font-ils autre chose que de voler, de tuer, de se prostituer pour accroître encore l'étendue de leurs possessions ?
Évidemment, le propos de Tolstoï est toujours valable aujourd'hui et plus que jamais. On bourre les prisons de gens qui n'auraient probablement jamais versé dans la délinquance s'ils avaient eu des chances de prospérer par d'autres biais. Au nom de la moralité on enferme celui ou celle qui se rend coupable d'un braquage mais au nom de la moralité on déroule le tapis rouge aux banquiers, aux assureurs, aux rentiers par décision d'État qui pratiquent le vol légalement et à grande échelle. On stigmatise celui qui a tué quelqu'un avec une arme à feu mais que font nos armées au Mali, en Syrie ou ailleurs ? J'imagine que nos soldats cultivent la pâquerette et le pissenlit au Mali. Dans l'intérêt de qui ? du peuple français ? du citoyen lambda ou de M. AREVA ? George Bush qui a fait butter je ne sais combien d'innocents irakiens a-t-il eu à répondre de ses crimes ?
À quoi aboutit ce bourrage des prisons ? À une amélioration du comportement de ceux qu'on y envoie ? le peuple est-il mieux protégé grâce à elles ou plus en danger ? Aujourd'hui comme hier, en Russie comme partout ailleurs, la seule façon de juguler la violence est d'instaurer la justice sociale, de donner une vraie place à chacun et de suivre avec humanité ceux qui relèvent effectivement de la pathologie. Or, j'ai peine à croire que tous ceux qui peuplent les prisons relèvent de la pathologie ; certains, sans doute, mais sûrement pas la majorité.
Investir dans la réhabilitation des individus dangereux plutôt que de les concentrer dans une pétaudière insalubre où l'on ne cultive que leurs plus abjectes facettes. Car, tous les hommes ont des facettes néfastes et des facettes admirables, tous. Même les criminels ont des qualités admirables.
À titre d'exemple, souvenons-nous du siège de Sarajevo dans les années 1992-1995 : lors de l'éclatement de l'ex-Yougoslavie, ce sont, pour l'essentiel, des délinquants, des criminels bosniaques qui ont défendu Sarajevo face aux Serbes. Je le répète car cela peut paraître incroyable : une minorité de délinquants et de criminels bosniaques ont sauvé du massacre une majorité d'honnêtes et paisibles bosniaques, qui les méprisaient auparavant et qui rêvaient de les voir croupir en prison… Je vous laisse méditer là-dessus car, de toute façon, ceci n'est que mon avis, c'est-à-dire, pas grand-chose.
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