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Critiques de Léon Tolstoï (1428)
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Anna Karénine

Splendide, splendide, ô combien splendide roman ! Mille mercis Monsieur Tolstoï pour ce bijou-là.



Il est difficile de parler de ce bel ouvrage sans dévoiler tout ou partie de l'intrigue. Disons que le destin de deux couples principalement y est développé même si l'on parle fréquemment d'un troisième qui fait le lien entre les deux précédents.



À cet égard, la construction du roman est remarquable ; jugez plutôt : d'un côté, le premier pilier est bien évidemment le personnage délicieusement complexe d'Anna, la femme d'Alexis Karénine. Le frère d'Anna, Stepan Oblonski est marié de Dolly. L'une des sœurs de Dolly est l'épouse de Constantin Lévine, le second pilier du roman.



Ce faisant, à partir de ces deux personnages centraux qui ne se rencontrent quasiment jamais, Lév Tolstoï parvient à faire s'arquer une voûte constituée par les relations et les réactions psychologiques des différents membres des couples et de la sorte à faire le portrait de tout un monde ainsi qu'à balayer une diversité psychologique étonnante qui donne toute son épaisseur, son intérêt et sa consistance à l'édifice.



L'incipit du roman parle de lui-même "Les familles heureuses se ressemblent toutes; les familles malheureuses sont malheureuses chacune à sa façon." Ne m'en veuillez pas si je vous retire la joie de découvrir que celui d'Anna Karénine est de loin le couple le plus malheureux



Les couples sont aristocratiques de vieille noblesse russe en fin de XIXème siècle (c'est-à-dire que l'écrivain parlait de son époque au moment où il écrivait le roman). Les vices et les merveilles de cette vie qui n'existe plus guère de nos jours que chez les très grands patrons de très grandes entreprises et chez certains chefs d'états sont parfaitement peints avec leurs brillances et surtout, leurs vacuités et hypocrisies.



Le clivage qui existait entre cette société et le peuple est très bien illustré, notamment dans les yeux de Constantin Levine, alias Tolstoï lui-même, (concernant la question agricole, du progressiste Levine en butte avec l'épaisse conception traditionnelle réfractaire au changement, voir le parallèle français avec le personnage de Hourdequin dans La Terre de Zola) clivage qui devait conduire quelques décennies plus tard à la révolution russe de 1917.



La simplicité et la vérité du style employé par l'auteur donne toute sa force et sa grandeur à cette œuvre monumentale, qui traverse les époques sans ternir. Ne soyez pas effrayés par l'épaisseur du livre qui se lit très facilement et dont la lecture est rendue très agréable par le découpage en minuscules chapitres. Les scènes rurales sont pleines de vérité et de vécu (la chasse à la bécassine, le fauchage à la faux, le négoce du bois...) et les scènes urbaines non moins pleines de vérité et de vécu sondent les désirs et les entraves sociales magistralement.



Mon passage favori restera celui qui est le plus autobiographique de tous, la scène de la déclaration codée entre Levine et Kitty. Un instant d'une grâce infinie et difficilement égalable.

Il peut paraître niais de préciser qu'il existe de nombreux parallèles entre Anna Karénine et l'autre grand ouvrage de l'auteur, La Guerre et La Paix, mais peu importe, je le fais.



L'un et l'autre mélangent habilement autobiographie et fiction avec un réalisme surprenant. Comment ne pas reconnaître dans Constantin Levine le Pierre Bézoukhov de Guerre et Paix ? Idem entre Alexis Vronski et André Bolkonsky. La chose se complique un peu avec les femmes car il semble bien que la belle Natacha Rostov de La Guerre et La Paix soit la génitrice tant d'Anna Karénine que de Kitty Stcherbatski.



Le personnage d'Anna est forcément plus complexe car on y décèle aussi des traits d'Hélène Bézoukhov ainsi que de personnages authentiques comme Anna Pirogova, l'héroïne involontaire du fait divers qui inspira au tout début Tolstoï et bien sûr de Maria Alexandrovna Pouchkina, la première fille de Pouchkine qui frappa tant l'imaginaire de l'auteur. De même, il y a probablement un peu d'Anatole Kouraguine dans la vie dissolue de Stepan Oblonski.



On retrouve aussi certains points communs sur les grands chevaux de bataille de l'auteur, imputables au côté religieux de Tolstoï, notamment en ce qui concerne la question du pardon chrétien. Ici, Alexis Karénine accorde son pardon à Anna et Vronski exactement comme André Bolkonski l'accorde sur le champ de bataille de Borodino à Anatole Kouraguine qui lui avait ravi Natacha Rostov.



De même, le personnage de Marie Bolkonski, sœur d'André, pleine d'abnégation et de piété, n'est pas sans rappeler ici celui de Dolly, la femme du volage Stepan Oblonski, frère d'Anna Karénine. L'une comme l'autre trouvent leur raison d'être dans le pardon inspiré par la religion.



Bref, Anna Karénine, c'est une sorte de nouvelle mouture de La Guerre et La Paix dépouillée de sa gangue de batailles napoléoniennes. L'auteur, parti d'un fait divers, a fait épaissir sa sauce romanesque au point de faire oublier le superbe morceau de viande qu'elle était sensée accompagner. Cette sauce c'est la passion amoureuse. Ce qu'elle engendre de folies, de joies indicibles, d'irrévérences à l'étiquette sociale... de douleurs aussi.



Si je poursuis cette comparaison culinaire, on pourrait affirmer que le morceau de viande est toute cette société russe, une certaine société que Tolstoï nous fait toucher du doigt. Si Anna Karénine est le personnage principal du roman, c'est en ce sens que c'est elle qui cristallise tout ce que représente la fameuse sauce aux senteurs et aux épices si particulières. Cette sauce de la passion amoureuse pourrait accompagner d'autres plats de viande, d'autres types de sociétés, il n'empêche que sa recette serait la même, aussi forte, aussi relevée... et aussi amère par moments.



Et c'est la raison pour laquelle, cette œuvre ne vaut pas tant pour son plat de viande principal, l'aristocratie russe de la seconde moitié du XIXème siècle, que pour sa sauce, qui elle touche à l'universel, qui elle touche à ce qui est le plus constitutif de l'identité humaine, qui n'a pas d'âge et pas de lieu.



J'arrive à la fin de cette critique et pourtant, j'ai l'impression d'être passée complètement à côté du roman et de sa signification profonde. C'est Milan Kundera qui m'a fait en prendre conscience. Et si, tout bien pesé, le sujet du roman était le pardon ? Revenons un instant sur ce qu'écrit Kundera dans L'Art du roman :



« Le romancier n'est le porte-parole de personne et je vais pousser cette affirmation jusqu'à dire qu'il n'est même pas le porte-parole de ses propres idées. Quand Tolstoï a esquissé la première variante d'Anna Karénine, Anna était une femme très antipathique et sa fin tragique n'était que justifiée et méritée. La version définitive du roman est bien différente, mais je ne crois pas que Tolstoï ait changé entre-temps ses idées morales, je dirais plutôt que, pendant l'écriture, il écoutait une autre voix que celle de sa conviction morale personnelle. Il écoutait ce que j'aimerais appeler la sagesse du roman. Tous les vrais romanciers sont à l'écoute de cette sagesse supra-personnelle, ce qui explique que les grands romans sont toujours un peu plus intelligents que leurs auteurs. Les romanciers qui sont plus intelligents que leurs oeuvres devraient changer de métier. »



Après coup, et sans être totalement d'accord sur ce que dit Kundera à propos de ce roman en particulier, j'en suis venue à me demander si finalement le sujet d'Anna Karénine n'était pas le pardon. Non pas le pardon des personnages entre eux, mais le pardon de Tolstoï lui-même à son personnage d'Anna. Il ne l'aimait pas car adultère — ce qui heurtait sa puissante foi chrétienne — et finalement, au même titre que le personnage d'André dans La Guerre et la Paix qui, sur le champ de bataille, pardonne à Anatole Kouraguine, Léon Tolstoï, en cours d'écriture, s'est mis à pardonner à Anna ce qu'elle est. Je vous laisse méditer là-dessus…



Quoi qu'il en soit, voici un roman à lire et à savourer comme un pur délice, un vrai, vrai monument de la littérature du XIXème siècle. L'auteur y déploie avec toute sa maestria, tout son savoir-faire dans des phrases qui jalonnent le pourtour de l'histoire littéraire mondiale, et pas seulement russe, car, vous l'avez compris, Lév Tolstoï est universel. Personnellement je place ce superbe roman dans mon top 10, peut-être même bien plus haut, qui sait ? mais ce n'est bien sûr que mon avis, un parmi tant d'autres, autant dire, pas grand-chose.
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La Guerre et la Paix, tome 1

On ne peut pas, décemment, dresser le portrait d'une fresque telle que La Guerre Et La Paix, sans s'étaler dans quelques longueurs, ce sur quoi je vous prie, par avance, de m'excuser ou, si la tâche s'avère trop pénible pour le lecteur, de sauter lestement vers un autre commentaire que vous jugerez plus disert.



Tout d'abord, et avant toute chose, quel est le projet littéraire de l'auteur en s'engageant dans la construction d'un tel monument ? On peut certes lui rendre grâce de nous l'avoir exprimé assez clairement sous forme d'essai dans son épilogue, quoique l'essai qui clôture le roman n'apporte pas de justification à toute la partie roman de l'ouvrage.



Car La Guerre Et La Paix est : 1- un roman, 2- un roman historique et 3- un essai. Tous trois à la fois et tous trois imbriqués les uns dans les autres, d'où sa résistance à toute catégorisation stricte.



Cependant, tel un fil conducteur, Lev Tolstoï nous rappelle périodiquement son projet littéraire tout au long du cours majestueux du roman fleuve. En substance, j'en retiens qu'à l'échelon individuel, nous avons le sentiment de prendre des décisions, de diriger nos vies, de faire des choix bons ou mauvais, en un mot, d'être libres.



Mais en réalité, quand on prend un peu de hauteur, dans l'espace ou dans le temps, on s'aperçoit qu'on ne décide réellement d'à peu près rien, que nous sommes comme l'insecte aquatique ou le passager d'un train, qui, tout en se déplaçant dans différentes directions, dans son cours d'eau ou dans la succession des wagons, n'en est pas moins le jouet du mouvement général, inexorable, supra humain.



Le poids de l'histoire et de la destinée décide de tout, même de ce que nous croyons être nos décisions propres. C'est ce que, bien des années plus tard, un autre auteur dans un autre roman a brillamment appelé « l'insoutenable légèreté de l'être ».



Je vais illustrer cette démarche de Tolstoï non au moyen de l'épilogue, ce qui eût été facile, mais plutôt de ces quelques passages issus du corps du roman (j'ai retenu ces quelques extraits, j'aurais pu en choisir bien d'autres à d'autres endroits du livre) :



« Très attentif aux propos que Bagration échangeait avec les chefs et aux instructions qu'il leur passait, Bolkonski remarqua non sans surprise qu'en réalité le prince ne donnait aucun ordre mais s'efforçait seulement de faire croire que tout ce qui arrivait par la force des choses, par hasard ou par la volonté des chefs de corps, se faisait sinon par son ordre, du moins conformément à ses intentions. Néanmoins, bien que les événements fussent livrés au hasard et ne dépendissent nullement de sa volonté, la seule présence de Bagration obtenait, grâce au tact dont il faisait preuve, de surprenants résultats. Les chefs qui l'approchaient avec des visages bouleversés le quittaient rassérénés ; les officiers et les soldats, soudain ragaillardis, le saluaient de joyeuses acclamations, prenant plaisir à étaler devant lui leur bravoure. »

Livre premier, Deuxième partie, Chapitre XVII.



« Au lieu d'une beauté marmoréenne ne faisant qu'un avec la toilette, il devinait sous le voile léger du vêtement tous les charmes d'un corps adorable. Et dès l'instant où il avait fait cette découverte, il ne lui était plus possible de voir autrement, de même que nous ne pouvons nous laisser prendre une seconde fois à une supercherie.

" Ainsi, vous n'aviez pas encore remarqué combien j'étais belle ? semblait dire Hélène. Vous n'aviez pas vu que j'étais une femme ? Oui, je suis une femme, qui peut appartenir à celui-ci ou à celui-là, à vous comme à un autre." Et sur-le-champ Pierre sentit qu'Hélène non seulement pouvait mais devait être sa femme, qu'il ne pouvait en être autrement. Il le sut dès cette minute aussi sûrement que s'il s'était trouvé avec elle devant l'autel. Comment et quand cela se ferait-il ? Il l'ignorait ; il ne savait même pas si ce serait là un heureux événement (il prévoyait même vaguement le contraire), mais il était sûr que cela aurait lieu. »

Livre premier, Troisième partie, Chapitre I.



« C'en est donc fait, songeait-il... Et comment tout cela est-il arrivé ? Si vite ! Je vois maintenant que ce n'est pas seulement pour elle ni pour moi, mais pour eux tous que " cela " doit inévitablement s'accomplir. Tous sont tellement convaincus que " cela " arrivera que je ne peux pas décevoir leur attente. Comment cela se fera-t-il ? je n'en sais rien, mais cela sera, cela sera certainement. » […] « Cela devait fatalement arriver, se disait Pierre ; il est donc fort inutile de se demander si c'est un bien ou un mal. En tout cas, maintenant que la chose est conclue, me voilà délivré de mes doutes angoissants ; c'est toujours cela de gagné. »

Livre premier, Troisième partie, Chapitre II.



« La marche des choses de ce monde est arrêtée d'avance, elle est subordonnée au concours de tous les libres arbitres des personnes qui y prennent part, et les Napoléon n'ont sur elle qu'une influence extérieure et apparente. »

Livre troisième, Deuxième partie, Chapitre XXVIII.



Mais après avoir examiné le projet littéraire, encore faut-il nous interroger sur les motivations véritables de Tolstoï, notamment pour la partie la plus romanesque, et c'est là que j'outrepasse largement les limites décentes de la conjecture.



Lév Tolstoï commence donc par nous présenter un certain nombre des personnalités qui émailleront son récit, tous ou presque représentants de la vieille aristocratie russe, du grand monde d'alors. Il s'attache à nous le bien montrer, à nous le faire humer et ressentir sans omettre de nous préciser que sous ce vernis de belles manières et de grandeur d'âme siège le même pesant de mesquineries, de vilenies et autres mauvais penchants qu'ailleurs. Il est juste un peu mieux dissimulé.



Trois familles principalement, et les personnalités gravitant autour vont nous occuper : les Rostov, les Bolkonski et ce qu'il reste des Bézoukhov.

Comme dans Anna Karénine, l'auteur pompe abondamment dans sa propre biographie pour donner corps à ses personnages. Pierre Bézoukhov et André Bolkonski sont en fait un dédoublement de la propre personnalité de l'auteur.



Il en va probablement de même du personnage de Nicolas Rostov où Tolstoï règle ses comptes avec les illusions de sa jeunesse militaire mais où l'on lit surtout un portrait du propre père de Tolstoï qui a pris part à la campagne de Russie. Lequel Nicolas devient quelques années plus tard un véritable sosie du comte rural qu'était l'auteur au moment où il rédigeait La Guerre Et La Paix.



Si l'on ajoute à cela que le domaine familial des Bolkonski à Lyssia Gori ressemble à s'y méprendre au domaine familial de l'auteur à Iasnaïa Poliana, que son propre grand père s'appelait Nicolas Volkonski et qu'il ressemble comme deux gouttes d'eau au vieux Nicolas Bolkonski, père du prince André, qu'il fut lui-même aide de camp du véritable Koutouzov en 1812 (l'auteur dédouble donc son propre grand-père en Nicolas et André Bolkonski) la ressemblance est saisissante.



J'ajoute à cela un passage qui peut paraître anodin mais qui ne l'est pas car on sait que Tolstoï s'est beaucoup documenté, notamment dans les archives familiales, pour rédiger son oeuvre. C'est le vieux prince Bolkonski qui parle à son fils André :



« — Sans doute mourrai-je avant toi. Sache donc que ce sont là mes mémoires ; il faut les remettre à l'empereur après ma mort. Et voici une lettre et une reconnaissance du Mont-de-Piété : c'est un prix pour celui qui écrira l'histoire des campagnes de Souvorov ; à transmettre à l'Académie. Voici enfin mes remarques personnelles, lis-les après moi, tu y trouveras profit. »

Livre Premier, Première partie, Chapitre XXVIII.



Enfin, si l'on se souvient que Tolstoï perd ses parents jeunes et que le mot de la fin revient au petit-fils du vieux prince Bolkonski, on prend la pleine mesure de l'importante part d'autobiographie familiale qu'il y a dans la motivation à rédiger la partie « roman » de la Guerre Et La Paix.



Mais il nous reste, ce me semble, à examiner une dernière motivation de l'auteur. Lév Tolstoï était trop amoureux de la littérature française pour n'avoir pas lu ou grandement entendu parler des Misérables d'Hugo, sorti en 1862 et qui fait la part belle tant à l'influence des événements historiques (tels que la bataille de Waterloo ou les révoltes des années 1830) qu'à leur poids sur la destinée de certains personnages, notamment Thénardier et Marius pour Waterloo et Gavroche sur les barricades.



Comment Tolstoï, vu ses convictions sur la destinée, ses expériences militaires et son héritage familial aurait-il pu ne pas être sensible à un tel schéma romanesque et ne pas vouloir se l'approprier en le poussant plus encore dans cette direction, avec une ampleur jusque là jamais vue ?



Puisque j'en suis au chapitre des influences de la littérature française, encore faut-il que je m'avance d'un pas supplémentaire sur le terrain douteux des conjectures et de mes interprétations personnelles.



On a beaucoup parlé et beaucoup hésité sur la traduction que l'on devait apporter au titre de l'ouvrage. En russe, il n'y a pas d'article ce qui donnerait le très puissant et très évocateur « Guerre et Paix ». Alors pourquoi diable Lév Tolstoï en personne, en sa qualité de parfait bilingue francophone (le nombre impressionnant de passages en français dans le texte en atteste s'il en était besoin) a-t-il tenu à ce que le titre français soit « LA guerre et LA paix » ?



Cela semble moins efficace comme titre et l'on a bien traduit en français des titres antinomiques dans le même genre comme « Crime et Châtiment » ou « Maître et Serviteur ». Alors pourquoi ce titre ? Selon moi, il faut aller chercher l'explication du côté d'un très évident clin d'oeil au fameux roman de Stendhal « LE rouge et LE noir », lui aussi très empreint du sceau de la destinée.



Stendhal, au demeurant, ayant comme Tolstoï transpiré sur les champs de bataille, à l'époque napoléonienne, qui plus est. Je signale au passage que Stendhal est peut-être l'auteur francophone dont le style littéraire semble le plus voisin de celui de Tolstoï.



Mais en fait, je crois tout compte fait que la source principale d'inspiration du titre de l'ensemble de cette gigantesque fresque, s'il est certes à chercher dans la littérature française comme j'en suis convaincue, ce n'est peut-être pas uniquement chez Hugo et Stendhal qu'il faut la chercher : en effet, l'ami Tolstoï était très intéressé par les questions d'ordre politique et s'il y a bien un livre politique qui remuait les esprits éclairés à l'époque, il est à rechercher chez Pierre-Joseph Proudhon qui avait publié en 1861 (soit quatre ans à peine avant que Tolstoï ne s'attèle à la rédaction de son roman) un gros livre intitulé, je vous le donne en mille… eh oui, ne cherchez plus : La Guerre et la Paix ! D'où, à n'en pas douter, l'intérêt que l'auteur portait à cette forme pour son titre en français. (CQFD)



Ouf ! Nous y voilà ! Avec l'examen du projet littéraire de l'auteur, je vous ai sans doute bien endormi et je me dois de faire court désormais. Vous savez maintenant que l'auteur a cherché à mêler 1- l'histoire de sa famille et 2- l'Histoire avec un grand H dans 3- une réflexion plus vaste sur la destinée et le libre arbitre (d'où 1- le roman, 2- le roman historique et 3- l'essai.)



Le contexte retenu est celui des campagnes napoléoniennes de 1805 (Austerlitz), 1807 (traité de Tilsit) et surtout 1812 (campagne de Russie).

Le résultat est tout simplement grandiose, un livre monumental dans tous les sens du terme.



Au-delà des basses terres de la partialité, de l'effet de mode ou de la notoriété indue est un royaume où ne pénètrent que les grands parmi les grands. Ceux qui foulent du pied ce domaine ont au bout de la plume des mots, des formules, des constructions qui jamais ne se fanent ou ne subissent de vents contraires. Ces quelques élus sont des artistes du verbe comme il existe des artistes de la sculpture ou de l'image. Lév Tolstoï est de ceux-là.



Il fait partie du royaume de ceux qui ont écrit des oeuvres que le temps, au lieu de les ternir, rend plus brillantes chaque jour. du moins, c'est mon avis, un malheureux avis pris dans le cours houleux de l'histoire, c'est-à-dire, pas grand-chose.
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Anna Karénine

Comme je suis contente d'avoir découvert cette petite merveille de décryptage de la nature et des passions humaines maintenant, et pas dans ma période 'classiques russes' autour de 20 ans ! A l'époque, j'y avais trouvé une grande sérénité, notamment chez Dostoievski. Aujourd'hui, question de maturité ou simplement d'œuvre, j'y vois tout autre chose : une peinture magnifique, à la fois belle et tragique, de la condition humaine, beaucoup d'ironie et encore plus de finesse dans l'analyse psychologique. Bref, un chef d'œuvre...



Comme le titre l'indique, on suit l'histoire d'Anna Karenine, la femme d'un haut dignitaire russe; elle est belle, forte, joyeuse, en un mot rayonnante... jusqu'à ce qu'elle rencontre la passion, ses complications et ses compromissions. Comme le titre ne l'indique pas, on observe aussi toute une galerie de portraits : son amant Vronski, tantôt séducteur exalté, tantôt homme responsable et avisé; son mari Karenine, tout confit dans sa respectabilité mais touchant par ses souffrances et sa dignité; Levine, véritable double littéraire de Tolstoi selon la notice, le torturé, le pragmatique et l'amoureux; Kitty, la femme simple, douce et bonne, après avoir été une petite écervelée; le parasite débonnaire mais bien intentionné Oblonski; et tant d'autres qui nous mèneront dans les salons mondains et quelque peu désœuvrés de Saint-Petersbourg, les cercles révolutionnaires, les assemblées de district ou au fond de la campagne russe...



Ce qui est extraordinaire (ou terrible, selon le point de vue qu'on retient), c'est qu'on se retrouve vraiment dans les personnages et les situations. Je ne suis pas une aristocrate russe du XIXe siècle engagée dans une liaison passionnée... pourtant je la comprends, notamment dans ses paradoxes, ses doutes constants, son incapacité à arrêter l'engrenage des disputes, ses interprétations faussées par l'angoisse, son exaltation, son amour absolu. Bien plus que de la femme adultère, c'est pour moi l'incarnation de la femme amoureuse : si elle avait vécu aujourd'hui, avec des possibilités de divorce et d'activité professionnelle pour les femmes, aurait-elle pu aimer Vronski simplement et tranquillement ? Je n'en suis pas sûre... et elle restera une héroïne tragique à laquelle je ne voudrais surtout pas m'identifier !



Je voudrais terminer par une comparaison : on la rapproche souvent de Madame Bovary, mais Anna Karenine m'a plutôt fait penser à Belle du Seigneur... en plus vivant, plus mordant et paradoxalement plus moderne !

A défaut de vouloir ressembler à l'héroïne, je suis emballée par ma lecture, ce qui explique cette critique probablement un peu confuse...
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La mort d'Ivan Ilitch

Lire Ivan Illitch… et mourir !

Quel savoir-faire dans le verbe, quelle maestria dans le style, quelle verdeur dans le propos. C’est limpide, c’est naturel, c’est jouissif, c’est fort, cela semble évident et pourtant c’est inimitable, incomparable, inatteignable. Chapeau bas, bien, bien bas ; plus bas que ça encore, Monsieur Tolstoï.



On ne vous remerciera jamais assez pour ce chapelet de trésors que vous nous léguâtes. Il y eut les gros (Anna Karénine), les très gros (Guerre et paix), les petits (Les Cosaques) et les tout petits dont La Mort D’Ivan Illitch fait partie ; mais tous ont cette faculté de briller par-delà les siècles, par-delà les frontières et par-delà tout ce qui pourrait tenter de les empêcher de briller.



En quelques pages, quelques grammes de papier (car j’ose espérer que vous ne vous êtes pas encore convertis à la liseuse !), Lev Tolstoï a le talent d’évoquer une vie entière et tout un monde de convenances, d’aspirations, de doutes et de certitudes.



L’issue de la lutte ne laissant guère de suspense, l’auteur s’attache à nous faire vivre et ressentir la lente et inéluctable descente, l’affaissement, le basculement d’un homme, en apparence enviable, du monde des vivants à celui des trépassés.



Chemin faisant, l’individu incline à l’examen distancié de sa propre existence passée, à l’introspection, au voyage au creux de soi-même, de tout ce que l’on a pensé et cru, et qui bien sûr n’était que du flan, de la poudre aux yeux, des chimères.



En cette lumineuse nouvelle, Tolstoï aborde une foule de notions, comme l’atroce solitude d’un malade durant les heures de veille nocturne, le schéma du dialogue intérieur du mourant, la personnification de la douleur et la mise à l’épreuve qu’elle engendre, le lancinant va-et-vient entre espoirs de guérison et certitudes du contraire en passant par les phases médianes du doute, l’alternance mécanique entre l’hypocondrie et le déni du mal véritable, la manipulation et l’abus de pouvoir des médecins, l’hypocrisie et le mensonge des proches, la crise de la foi face à l’imminence de la mort, ou bien encore la vacuité des apparences et le sens vrai de l’existence.



L’auteur utilise le symbole d’Ivan Illitch, magistrat de premier ordre, rendant des sentences, mis face à la sienne de sentence. Les médecins jouent le rôle des avocats véreux et la Mort, le rôle d’authentique présidente de l’audience. Nul besoin de pousser plus loin l’évocation, vous avez dans les mains un petit délice à déguster sans modération en vous pourléchant les doigts, mais ceci n’est que mon avis, qui rassurez-vous n'est pas mortel, c’est-à-dire, pas grand-chose.
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Résurrection

Résurrection est peut-être le plus dostoïevskien des romans de Tolstoï : il y est question de Crime et de Châtiment, de pauvres Gens, de Souvenirs de la Maison des Morts (la déportation et le bagne de Sibérie), d'un Idiot (à tout le moins un prince que les gens de son milieu jugent tel) et d'un savoureux mélange politico-religieux qui n'a rien à envier aux Possédés.



Pourtant, c'est assurément le plus personnel des romans tolstoïens : le héros, Nekhlioudov, est tellement imprégné, nourri, imbibé du véritable Tolstoï que c'en est touchant, troublant même. Est-ce une fiction ? Est-ce une autobiographie ? Un roman ? Un essai politique ? Je crois bien qu'on y est constamment sur la ligne de partage des eaux.



Résurrection ne jouit pas d'une aussi grande réputation qu'Anna Karénine ou que La Guerre et la Paix. Est-ce à dire qu'il est moins bon ? C'est toujours très difficile de se positionner là-dessus. En ce qui me concerne, je crois qu'effectivement, cette réputation moindre est justifiée, en revanche, l'écart de réputation entre cet ouvrage et les susnommés, lui, ne me semble pas justifié. Car il ne s'en faut tout de même pas de beaucoup pour que Résurrection aille tenir la dragée haute à Anna Karénine.



C'est surtout la troisième partie, qui, d'après moi, a le ventre un peu trop mou. Tolstoï, qui courait si vite, qui courait si bien dans les deux premières parties, a absolument tenu à franchir un terrain difficile, particulièrement meuble (donc très risqué d'un point de vue romanesque) et ses pieds se sont malheureusement un peu englués dans la vase qui colle.



Il a quitté ce qui fait la moelle et les artères d'un écrit romanesque pour basculer franchement dans l'écrit engagé politique et sociétal. À sa façon, ce roman se rapproche d'un livre à la 1984 de George Orwell. On sent bien, on sent trop que le destin, la relation de Maslova avec Nekhlioudov n'intéresse pas vraiment l'auteur. Ce n'est qu'un prétexte à tenir son propos engagé contre les institutions que sont les tribunaux et les prisons, contre cette organisation sociale inégalitaire et injuste, qui place l'aristocratie terrienne au pinacle et ceux qui font effectivement le travail, au quatrième sous-sol, malheureux comme les pierres.



Je partage son propos mais, en tant que lectrice, mes appétits romanesques sont un petit peu déçus par cette fin qui ne s'appelle pas une fin mais plutôt botter en touche. Qu'on s'appelle Tolstoï ou non, le roman ne peut pas être qu'un prétexte à l'essai politique ou philosophique, ou alors mieux vaut choisir une autre forme que le roman. C'est ce qui pénalise, d'après moi, Clarisse Harlove de Richardson, c'est ce qui me déçoit un peu dans 1984 et tous les romans de ce genre : le roman doit avoir une fin romanesque. L'émotion suscitée ne peut pas être bonne à tout faire et surtout n'être bonne qu'à porter une réflexion : émotion et réflexion sont comme l'huile et l'eau. L'ossature du roman, ce sont les personnages, si l'on se désintéresse à la fin des personnages, alors, mécaniquement, on se désintéresse un peu du roman également.



Dans le dernier tiers de Résurrection, après avoir fait tant monter sa mayonnaise, Tolstoï ne nous fait presque plus percevoir ce que ressent Maslova. Or, c'est elle et sa relation avec Nekhlioudov qui nous intéresse, nous les lecteurs du roman. Les lecteurs de l'essai dans le roman, c'est autre chose, cela reste intéressant, bien qu'en ce qui me concerne, il prêchait une convaincue. Non, on aurait voulu autre chose entre elle et lui, quelque chose qui nous eût fait fondre en larmes ou empli d'allégresse, quelque chose qui nous eût fait croire que décidément, la vie est mal faite, injuste ou belle, que ces deux-là sont passés à un cheveu du bonheur, ou d'un malheur bien pire, que sais-je ? mais quelque chose en tout cas, qui vienne clore notre investissement émotionnel. C'est comme d'allumer des bougies sur un gâteau sans avoir la joie des les souffler, c'est frustrant.



Et cette émotion ? Et cette histoire ? Quelle est-elle ? Nekhlioudov, aristocrate oisif, prince russe de vieux lignage (exactement comme l'était Tolstoï) qui après avoir fréquenté les armées du tsar s'essaie à l'art en amateur en regardant grossir son ventre d'année en année. Il est plus ou moins promis à un mariage avec la belle mais très superficielle Missy, fille des très opulents, très influents Kortchaguine. Il hésite, sentant vaguement que cette alliance sera pour lui comme une corde au cou.



Un petit événement va venir gripper quelque peu cette belle mécanique, bien huilée des convenances et du mode de vie de l'aristocratie pour Dimitri Ivanovitch Nekhlioudov. En effet, celui-ci va être désigné juré dans une affaire d'empoisonnement impliquant un marchand, une prostituée et des hôteliers. Nekhlioudov souhaite faire de son mieux, mais, pour dire le vrai, cette histoire ne l'intéresse pas plus que ça, jusqu'au moment où…



… il s'aperçoit que la prostituée en question est une vieille connaissance à lui. Il l'a connue des années auparavant. Il la savait orpheline et recueillie par ses tantes. Il sait, il se souvient, même si c'était dans une autre vie, qu'il l'a trouvée jolie, qu'il l'a désirée, qu'il l'a aimée, même. Il se souvient encore qu'il l'a séduite, qu'il a obtenu d'elle ce que les hommes aiment obtenir des femmes et qu'il l'a ensuite laissée tomber comme une vieille chaussette qui pue. Pourtant, au fond de lui, il l'aimait. Et elle, elle l'adorait, elle se serait tuée pour lui…



Lui était reparti dans son régiment… Elle… Elle était enceinte. Et une jeune femme enceinte, en dehors des liens sacrés du mariage, dans une famille aristocratique et très respectable, ça ne se peut pas, si bien que la jeune femme fut chassée quand la « faute » fut devenue manifeste. Elle alla par les chemins, chercha à se faire employer à droite à gauche mais, décidément, victime de sa trop grande beauté, les hommes ne souhaitaient l'employer que comme Nekhlioudov l'avait fait.



De déconvenues en déceptions, de déceptions en dépravations, Catherine, Katioucha comme on l'appelait chez les tantes, devient peu à peu Maslova, la prostituée affriolante qu'on s'offre pour trente roubles dans une maison prévue à cet effet. Quel choc pour Nekhlioudov ! Cette jeune fille, cette Katioucha, qu'il avait connue si pure (le prénom Catherine évoque, d'ailleurs, étymologiquement, cette pureté), si belle, si réservée, si morale, cette Katioucha qui est devenu cette Maslova, qui a ce regard hardi, qui tient si fièrement sa grosse poitrine en avant et qui sourit aux hommes d'un air de dire : « Veux-tu monter, beau gosse ? »



Que se passe-t-il dans le coeur d'un homme quand il assiste à cela ? Que se passe-t-il dans le coeur d'un homme qui a fait tomber une jeune fille irréprochable le jour de Pâques, le jour de la résurrection du Christ ? Que se passe-t-il lorsqu'un homme, un artiste, qui se croit juste et raffiné est mis en face de son « oeuvre », est mis en face de son animalité, de son inconséquence, de son immoralité, mis en face de ses responsabilités vis-à-vis de la société ?



Mais que peut un homme ? Même un Nekhlioudov, même un prince de sang face à un système qui a mis en place toutes sortes de garde-fous pour se préserver lui-même, pour se légitimer ? La justice, les tribunaux, les prisons, des fonctionnaires, des ministres, des forces de l'ordre… Quelle justice ? Forces de quel ordre ? Ce monde inique où celui qui s'use au travail à tout juste de quoi se nourrir et se vêtir tandis que ceux qui bénéficient de son travail se vautrent dans l'oisiveté et ne savent que le mépriser ? L'ordre qui trouve immoral de voler, de tuer, de se prostituer mais qui lui même fait quoi de ses journées ? Les possédants font-ils autre chose que de voler, de tuer, de se prostituer pour accroître encore l'étendue de leurs possessions ?



Évidemment, le propos de Tolstoï est toujours valable aujourd'hui et plus que jamais. On bourre les prisons de gens qui n'auraient probablement jamais versé dans la délinquance s'ils avaient eu des chances de prospérer par d'autres biais. Au nom de la moralité on enferme celui ou celle qui se rend coupable d'un braquage mais au nom de la moralité on déroule le tapis rouge aux banquiers, aux assureurs, aux rentiers par décision d'État qui pratiquent le vol légalement et à grande échelle. On stigmatise celui qui a tué quelqu'un avec une arme à feu mais que font nos armées au Mali, en Syrie ou ailleurs ? J'imagine que nos soldats cultivent la pâquerette et le pissenlit au Mali. Dans l'intérêt de qui ? du peuple français ? du citoyen lambda ou de M. AREVA ? George Bush qui a fait butter je ne sais combien d'innocents irakiens a-t-il eu à répondre de ses crimes ?



À quoi aboutit ce bourrage des prisons ? À une amélioration du comportement de ceux qu'on y envoie ? le peuple est-il mieux protégé grâce à elles ou plus en danger ? Aujourd'hui comme hier, en Russie comme partout ailleurs, la seule façon de juguler la violence est d'instaurer la justice sociale, de donner une vraie place à chacun et de suivre avec humanité ceux qui relèvent effectivement de la pathologie. Or, j'ai peine à croire que tous ceux qui peuplent les prisons relèvent de la pathologie ; certains, sans doute, mais sûrement pas la majorité.



Investir dans la réhabilitation des individus dangereux plutôt que de les concentrer dans une pétaudière insalubre où l'on ne cultive que leurs plus abjectes facettes. Car, tous les hommes ont des facettes néfastes et des facettes admirables, tous. Même les criminels ont des qualités admirables.



À titre d'exemple, souvenons-nous du siège de Sarajevo dans les années 1992-1995 : lors de l'éclatement de l'ex-Yougoslavie, ce sont, pour l'essentiel, des délinquants, des criminels bosniaques qui ont défendu Sarajevo face aux Serbes. Je le répète car cela peut paraître incroyable : une minorité de délinquants et de criminels bosniaques ont sauvé du massacre une majorité d'honnêtes et paisibles bosniaques, qui les méprisaient auparavant et qui rêvaient de les voir croupir en prison… Je vous laisse méditer là-dessus car, de toute façon, ceci n'est que mon avis, c'est-à-dire, pas grand-chose.
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Anna Karénine

Quel trouble m'envahit à l'heure d'écrire ce billet !



J'ai lu le premier tome cet été alors que je voyageais en Russie, notamment à Moscou où j'ai pu visiter la maison où Tolstoï s'était retiré avec sa famille, ayant atteint la cinquantaine. Je n'aurais pu souhaiter meilleures conditions pour me plonger dans ce monument de la littérature que je pensais naïvement connaître mais dont, en réalité, on ne m'avait révélé que la partie émergée. Je viens d'achever le second tome et mon émotion est grande. « Anna Karénine » est une grande fresque romanesque comme seuls les Russes savent en écrire, c'est-à-dire en y mêlant de manière totalement inextricable toute la passion, la poésie et le spleen de l'âme slave.



Anna Karénine, bien qu'elle donne son nom au roman, n'est en rien son pivot, c'est du moins mon point de vue. « Anna Karénine » trace la destinée de trois couples : Anna et Vronski, Kitty et Lévine, Stépane et Dolly. Les deux premiers de ces couples forment comme la double hélice d'une chaîne d'ADN unie grâce au troisième. Ils sont parfaitement indissociables les uns des autres ; leurs destinées sont étroitement liées, que ce soit par les liens du sang, les relations sociales ou les sentiments. Parce qu'ils sont trinitaires et indivisibles, ces trois couples vont évoluer ensemble, compter les uns sur les autres et se « nourrir » des uns des autres ; c'est pourquoi Tolstoï a décidé de les aborder ensemble, de front, dans une intermittence narrative ponctuée de croisées de chemins. Ce choix peut, je le conçois, perturber le lecteur en semblant alourdir sa lecture.



La lecture d'une telle oeuvre, je vais être parfaitement honnête, peut quelquefois sembler bien poussive quand l'intérêt de l'auteur s'attache aux personnages qui suscitent chez le lecteur le moins d'intérêt. Mais il faut pardonner au grand auteur qu'est Tolstoï et chercher à comprendre, à assimiler et à accepter qu'un auteur russe ne peut pas s'empêcher d'écrire non pas un roman sur la vie de quelques personnages russes mais un roman sur la société russe dans laquelle évoluent quelques personnages. La Russie est toujours le coeur d'un roman russe ; elle en est toujours le personnage principal et l'on retrouvera ces mêmes fausses digressions et vrais plaidoyers sur l'économie, la politique et les cultures russes chez Dostoievski, Pouchkine, Tourgeniev ou Pasternak, pour ne citer quelques uns de ces grands hommes de lettres qui ont tenté de coucher sur le papier un peu de l'âme russe, celle-la même qui échappe depuis des siècles avec ténacité à tout carcan identitaire, résolue à vivre uniquement dans le coeur des Slaves, notamment par leur folklore et leur poésie.



Revenons à nos couples et passons rapidement sur le synopsis. Anna Karénine est une femme du monde, de la haute société, mariée sans amour et mère de Sérioja. Cette femme, jeune encore, va connaître une grande passion auprès du comte Alexei Vronski, homme riche, libre de toute attache, passionné et lui aussi très épris. Lévine, quant à lui, est un « gentleman farmer » qui n'aime pas Moscou, un vrai rat des champs. Amoureux de la jeune et jolie Kitty, elle-même courtisée par Vronski avant qu'il ne s'éprenne d'Anna, Lévine est un homme torturé, perpétuellement en quête d'idéal, voulant vivre en équilibre et en toute justice avec le monde qui l'entoure mais se connaissant si mal et connaissant l'existence si superficiellement qu'il est emprunté et gauche dans quasiment toutes ses entreprises et est incapable de gérer ses émotions. Stépane, enfin, frère d'Anna et beau-frère de Kitty, grand ami de Lévine, heureux caractère que rien ne semble pouvoir décourager, éternel optimiste, est marié à Dolly, une femme patiente et résignée et dont l'affection pour son époux ne se mesure qu'à l'aune de sa dépendance sociale.



Bien que mon personnage favori soit loin d'être Anna ou Lévine mais bien Stépane (Stiva) sur qui je pourrais développer une thèse dont l'introduction seule aurait le don de vous faire bâiller, je vais seulement vous parler d'Anna. Combien exaspérante et égoïste peut paraître cette héroïne et pourtant, quel courage et quelle beauté renferme son âme. Courage du choix dramatique qui change sa vie, qui la plonge dans une situation désespérante ; beauté de l'amour qu'elle porte à celui auquel elle sacrifie toute son existence.



Anna est généralement jugée égoïste et cruelle. Moi non plus, à la base, je n'ai pas d'affection particulière pour elle et pourtant, me remettant dans le contexte de cette haute société russe de la fin du XIXème siècle, toute pétrie des codes de conduite occidentaux, je ne peux qu'être admirative du courage qu'il lui aura fallu pour se séparer de son époux, renonçant ainsi à sa position sociale, se condamnant à une vie de recluse, se forgeant une réputation indélébile de « femme de mauvaises moeurs ». Traitée en pestiférée par ses cercles, Anna aura peu à peu le sentiment déprimant d'avoir tout donné pour n'être finalement que la dupe « d'un amour qui finit et laisse place à la haine ». Rejetée, doutant de tout et de tous, à commencer par elle-même, Anna, tel un oiseau au ramage sublime, aura voulu prendre son envol, aura cru à la liberté pour choir lamentablement, liée à la réalité de sa condition par le fil invisible de la morale bourgeoise. En un temps où renoncer à son enfant ne signifiait pas convenir d'une garde alternée mais véritablement abandonner la chair de sa chair, en un temps où la bienséance imposait le diktat permanent de l'hypocrisie, en un temps où la femme ne pouvait agir que dans le cadre de la dépendance à autrui, mari ou parents, Anna a osé rêver qu'elle pouvait vivre pour elle-même et se réaliser. Sa vie fut un leurre.



L'histoire d'Anna, comme celle de Lévine, comme celle de Dolly, comme celle de tous les protagonistes de ce magnifique roman, se résume à une quête. Quête du bonheur, mirage parmi les mirages, mal défini, indéfinissable et aussi difficile à atteindre qu'à se le représenter. D'espérances en désillusions, de jouissances en épreuves, d'amours en désamours et de grandeurs en décadences.
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Anna Karénine

Anna Karénine, voilà un titre bien trompeur. On présente souvent le livre de Tolstoï comme le roman de l'adultère, en le mettant en parallèle avec Emma Bovary de Flaubert. Bien plus qu'un roman sur l'infidélité d'Anna Karénine, le lecteur voit s'étaler devant lui une véritable fresque dôtée d'un souffle romanesque admirable. Tolstoï décrit la Russie telle qu'elle lui apparaît en cette fin de 19ème siècle, ainsi se mêlent les paysages immenses et rudes des campagnes où le labeur agricole use bon nombre de paysans, et les villes telles que Moscou et Saint-Petersbourg hauts-lieux des mondains où l'apparence et le faste sont de mises.

L'auteur insiste entre ces deux entités que sont la ville et la campagne, deux mondes distincts...même si au final, tromperies et désillusions se rejoignent. On assiste alors tour à tour à des scènes de chasse et des scènes de bal, à un riche mariage puis à une misérable agonie, à l'existence précaire des gens qui vivent de la terre et celle cliquante des nobles qui vivent dans le luxe de leurs grandes maisons.

Anna Karénine trompe son mari ; un homme plus âgé qu'elle, haut fonctionnaire, distant, froid, et montrant peu d'intérêt pour leur fils, avec un jeune officier le comte de Vronski. Anna est une femme très séduisante, elle donne l'image de quelqu'un de généreux, d'une mère parfaite, d'une bonne amie. Ce personnage évoluera pourtant psychologiquement au fil de sa liaison ; terriblement jalouse, elle en viendra à négliger ses propres enfants pour ne penser qu'à elle et son amour. Ses tourments guideront ses pas vers la mort, inéluctable.

Une seconde intrigue se déroule parallèlement à celle d'Anna et Vronski ; celle de Lévine et Kitty. Lévine apparaît au lecteur comme une sorte de double de Tolstoï, homme de la terre, propriétaire d'une exploitation agricole et désireux d'améliorer la vie des paysans, humaniste, humble, cultivé, esthète, fuyant les mondanités... en épousant Kitty des questions existentielles l'assaillent ; il part à la quête du sens de la vie, de la morale et de la religion. Je voulais d'ailleurs évoquer ici un chapitre qui m'a bouleversée ; le seul chapitre affublé d'un titre : La mort. Lévine assiste impuissant à l'agonie de son frère. Ce passage est puissant et d'un réalisme incroyable – en faisant quelques recherches, j'ai appris que l'auteur avait perdu son frère dans des circonstances semblables – Ainsi commencent les interrogations de Lévine sur la vie et la mort.

Je me rends compte à quel point il est difficile de retranscrire mes impressions de lecture sur ce roman. Ce que je retiendrai en particulier, c'est l'habileté avec laquelle Tolstoï met en parallèle deux intrigues à travers deux mariages distincts : une vie de famille qui tend vers un idéal, une félicité et une liaison condamnable dans une société perverse et cynique. Cependant, malgré l'opposition marquée entre Anna et Lévine ce sont l'un et l'autre des êtres sensibles profondément avides de liberté et de vérité.
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La Guerre et la Paix, tome 1

La langue française a beau posséder un vocabulaire très riche, parfois, lorsqu'il s'agit de dresser un panégyrique, il arrive pourtant qu'on manque de superlatifs.



Telle est mon impression au moment d'écrire mon modeste billet sur une oeuvre aussi colossale et brillante que "Guerre et Paix".



Je pourrais résumer en disant qu'après avoir lu "Les Misérables" d'Hugo et "Guerre et Paix" de Tolstoï, j'ai le sentiment de pouvoir mourir en paix mais heureusement je pense avoir encore quelques belles années de lecture devant moi, qui me permettront sans aucun doute de découvrir encore bien des chefs-d'oeuvre littéraires.



Avec "Guerre et Paix", nous assistons à l'émergence du roman-fleuve, de la saga ; autant vous dire que le scénariste de la dernière adaptation du roman de Tolstoï en 2015 par la BBC n'a pas trop eu à se fouler tant le rythme est équilibré, tant l'action est parfaitement distillée et tant les nombreux personnages sont si intimement fouillés dans leur âme, leurs opinions et leurs sentiments.



Quant à moi, que dire, si ce n'est qu'entre deux coups de canon, j'ai eu un gros coup de coeur ! 1 680 pages ont passé sur moi dans un grand souffle constellé d'étoiles, avec éclat et douceur à la fois, sans un instant d'ennui. Les aiguilles de la grande horloge du salon ont parcouru bien des tours, la pendule de la chambre a tinté bien des fois, les heures ont coulé les unes après les autres sans que je leur prête attention tandis que l'incroyable narration de Tolstoï m'emportait loin, bien loin de mon temps et de mon quotidien.



Stop, je n'en dirai pas plus, il appartient à chaque lecteur de vivre cette expérience intense. Pour ma part, j'ai eu bien tort de redouter si longtemps cette lecture, plus accessible, de mon point de vue, que celle d'"Anna Karénine".





Challenges PAVES

Challenge BBC

Challenge XIXème siècle 2016

Challenge MULTI-DEFIS 2016

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Anna Karénine

Anna Karénine, n’est-ce pas le plus formidable roman d’amour jamais écrit?

L’amour humain y est en effet exposé sous toutes les formes possibles et imaginables: l’amour adultère, l’amour fidèle, l’amour d’enfance, l’amour comme transaction commerciale, l’amour entre frères et soeurs, entre amiEs, la compassion, l’amour de Dieu, du travail, etc., et, à chaque fois, sans contradiction, de manière sublime et touchante.

Évidemment, on ne s’en sortirait pas si l’ensemble de ces possibilités d’amour n’était pas organisé autour des histoires que vont vivre, presque complètement en parallèle, deux personnages principaux : Anna Karénine et Constantin Levine.

Lorsqu'on sait que les premières ébauches de ce livre ne concernaient qu’Anna, on peut s’interroger sur la pertinence d’introduire dans le roman d’Anna la relation de Constantin. On peut certainement tenter d'expliquer cet ajout en la prenant pour une irrésistible pulsion narcissique chez Tolstoï, qui n'aurait pu résister à la tentation d'y introduire un alter ego de sa personne (car Constantin partage énormément avec Tolstoï, autant au niveau du caractère que des préoccupations politiques, morales et religieuses). Mais à mon avis, les deux histoires, écrites dans des romans séparés, ne seraient pas à moitié aussi passionnantes qu’elles le sont lorsqu’elles sont réunies en un seul bouquin de manière à être mises en contraste l’une avec l’autre.

L’effet de contraste entre les existences de ces deux personnages, dont les positions existentielles sont exactement identiques à celles qu’on retrouve dans les deux premières parties du livre « Ou bien...ou bien... » (Enter...Ellen...) de Kierkegaard, permet en effet de bien mettre en valeur les différences qu’on peut trouver dans chacune d’elles. Le piquant de la relation entre Anna et Vronski, avec ses douleurs déchirantes, destructrices, mais aussi ses extases sublimes rehausse la tendre douceur de l’histoire entre Constantin et Kitty et vice versa.

De plus, l’ajout de l’histoire de Levine permet à Tolstoï d’aborder des possibilités d’amour beaucoup plus profondes et diverses que la relation d’Anna car, si toutes deux vivent des difficultés, alors que l’existence d’Anna tend à se fermer sur elle-même, à se rapetisser de plus en plus jusqu’à s’annihiler, celle de Constantin prend constamment de l’ampleur vers son épanouissement et s’ouvre de plus en plus amplement à l’autre.

Bref, voilà incontestablement un des livres que j’ai le plus aimé lire au cours de ma vie. C’est aussi (avec La nouvelle Héloïse) celui que j’aime le plus offrir à mes amies qui apprécient la lecture et qui ne craignent pas de se frotter la tête sur de très grosses briques.

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Lucerne

Fantastique Tolstoï ! (J'aime bien la musique de ces deux mots mis côte à côte. Allez je vous la refais juste pour le plaisir de l'oreille : Fantastique Tolstoï !)



Voici un court récit, un coup de gueule devrait-on dire tant le style en est mordant et incisif. On ne le connaît pas trop ce Tolstoï-là ; le Tolstoï jeune et volcanique qui s'indigne et qui fait des éclats. Il n'avait en effet que vingt-huit ans lors de la rédaction de ce récit qui m'a tout l'air d'être autobiographique.



Il y décrit un simple petit événement lors d'un séjour en Suisse, à Lucerne comme le titre pourrait éventuellement vous y faire penser. L'aristocratie européenne et bienpensante est réunie au Schweizerhof, gros établissement cossu et fraîchement construit (à l'époque, car il existe toujours et depuis, a pris une certaine patine) dont le service, l'étiquette et les prix exorbitants font qu'on ne mélange pas le bas peuple avec ses résidents.



L'auteur y décrit des aristocrates guindés, qui respectent toutes les convenances et qui ne sont jamais, ô grand jamais, naturels. Ils semblent tout avoir, tout posséder, et pourtant, ils semblent tous très loin d'être heureux. Il étouffe auprès d'eux et se décide à prendre la tangente auprès du lac et du paysage grandiose, vaste écrin dans lequel la ville de Lucerne est sertie.



Au cours de sa pérégrination, il entend de loin un air de guitare et de chanson traditionnelle. Il s'approche et découvre tout un attroupement auprès du Schweizerhof où toute l'aristocratie est sortie pour écouter le troubadour chanter.



Celui-ci exécute tout son répertoire, ses chansons sont belles à pleurer, et pourtant, à la fin de son récital, il ne se trouve personne parmi ces richissimes pensionnaires pour lui envoyer quelques pièces. Il n'en faut pas davantage pour faire exploser Tolstoï et se lancer dans une virulente diatribe contre cette façon de faire, cette façon de penser, cette façon d'être.



Je vous laisse le soin de découvrir ce que va faire le narrateur. En tout cas, un texte court certes, mais extraordinairement puissant et efficace, qui témoigne d'une grande humanité ainsi que d'une réelle aptitude à prendre de la hauteur sur les événements et à les envisager dans une perspective plus large.



La seule note discordante à mes oreilles dans cette sublime sonate, c'est le recours au religieux, dans l'ultime page du récit, et qui ne se justifie en rien, selon moi. Mais ceci n'est évidemment qu'un son de cloche, c'est-à-dire, pas grand-chose.
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Le Diable

Le Diable est une nouvelle très fortement teintée de morale religieuse chrétienne, peut-être TROP fortement teintée de morale religieuse et, en ce sens, je ne considère pas que cela soit ce que Lev Tolstoï a fait de mieux, bien loin de là.



Ici, la femme est vénéneuse, le désir sexuel de l'homme est estampillé du sceau de Satan, ouh ! c'est méchant, c'est mal le sexe, ça brûle les vies, ça sème la douleur, rien de bon là-dedans, c'est l'œuvre du diable, mes chers enfants. Je vous avoue que ce côté-ci de la nouvelle m'a plutôt agacée.



En outre, Tolstoï étant le grand conteur que l'on sait, la nouvelle se lit toute seule et même, avec un certain plaisir. Il n'a pas son pareil pour nous dépeindre les situations simples de la vie rurale, de même que l'intériorité des personnages, notamment le principal d'entre eux, Eugène Ivanovitch Irténiev, dont la psychologie, avec ses va-et-vient de marée n'est pas sans rappeler le Levine d'Anna Karénine, ou le protagoniste principal de La Mort D'Ivan Ilitch, à savoir, l'auteur lui-même qui, une nouvelle fois, insère beaucoup d'éléments autobiographiques dans son personnage.



Eugène Irténiev est donc un jeune propriétaire terrien de vingt-six ans, qui vient d'hériter d'une propriété déclinante mais surtout des dettes colossales que lui a légué son père avant de mourir. Il s'attache donc, tant bien que mal, à se familiariser aux travaux agricoles et à colmater les brèches dans les finances familiales.



Ce n'est pas une mince affaire et voilà qui lui soutire beaucoup de son temps et de son énergie… Mais pas toute son énergie… Il y a comme un truc qui pousse en lui et qui chaque jour lui rend la tâche plus pénible, un truc qui occupe toutes ses pensées, lui qui se croit honnête, brave et sérieux, un truc pas sérieux, une bagatelle, une envie de légèreté, une envie de se faire du bien auprès du sexe faible…



Attention ! voilà le grand Satan qui arrive, la femme avec ses doigts crochus et ses dents de vampire, prête à corrompre le cœur des hommes, prête à noyer l'humanité dans un ruisseau d'immondice, celle par qui tous les malheurs arrivent…



La suite, ma foi, ce sera à vous de la découvrir car je ne voudrais pas qu'on accuse encore la Femme, cette odieuse, cette abominable, d'un autre péché, véniel certes, mais péché tout de même, le tout contraire aux valeurs si charitablement promues par la très sainte, très noble et très c…… religion chrétienne. (Complétez avec l'adjectif qui vous convient, pour ma part, je sais lequel je prends.) D'ailleurs, c'est bien le diable si cet avis vaut quelque chose. Amen.
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Maître et Serviteur

Aujourd'hui, histoire de vous rafraîchir un peu en ces temps de canicule, je vous propose une nouvelle servie bien frappée par le maître Tolstoï dont cet avis se fait le serviteur.



Et c'est une nouvelle qu'il ne faut pas trop prendre à la légère : car, oui, on se laisse emporter par l'histoire, oui, le style est plaisant, et oui encore ce format réduit autorise une pleine jouissance dans un temps réduit. On pourrait donc croire que Maître Et Serviteur n'est qu'une petite nouvelle agréable, un conte, une narration bien sentie et qui se suffit à elle-même. Mais on aurait tort, à mon avis, de sous-estimer le fond de cette nouvelle.



Tout d'abord il faut que je vous présente de quoi il retourne. Vassili Andréitch est un marchand aisé d'un gros village russe enfouit dans la campagne. Il se fait des choux gras sur à peu près tout le monde qui l'approche, à commencer par ses serviteurs, auprès desquels pourtant il arrive à se faire passer pour la Providence.



Personne n'est tout-à-fait dupe de cette affaire, mais tant que chacun y trouve son compte, cela reste supportable. Nikita est l'un des garçons de ferme de Vassili. Il n'est pas payé cher mais son maître lui offre un emploi, lui qui traîne un lourd passé d'ivrognerie bien qu'il se soit rangé depuis quelque temps.



Alors Nikita est indulgent avec son patron ; le métier n'est pas trop ingrat et Vassili lui passe deux ou trois écarts, tant que cela ne coûte rien. Nikita est aussi doué avec les chevaux et les choses de la ferme que Vassili l'est pour faire fructifier les roubles.



D'ailleurs, Vassili est sur un bon coup : une parcelle de forêt négociée à un vil prix. Il faut absolument conclure cette affaire rapidement avant qu'elle lui passe sous le nez. C'est le plein coeur de l'hiver russe et la météo n'est vraiment pas fameuse mais qu'importe, une affaire juteuse comme celle-ci n'attend pas.



Vassili prie Nikita d'atteler le bon cheval bai et les voilà partis tous deux sur le traîneau, malgré la mine dubitative de Nikita. Il a tellement neigé que la question se pose de savoir quelle route prendre pour faire les quelques verstes qui séparent la maison du négociant de celle du vendeur.



À chaque alternative, le bon sens paysan de Nikita se heurte au bon sens marchand de Vassili… Nikita malgré tout obtempère toujours : car un maître, c'est un maître. Mais la neige continue de tomber, de tomber… et le vent continue de souffler, de souffler… et il n'en finit pas de geler dans ce blizzard, de geler…



Aussi, ne vous êtes-vous jamais retrouvés totalement transis par le froid, le vent, la neige, l'épuisement et le manque d'équipement, dans une situation scabreuse, dont on ne peut prévoir la durée ? Lev Tolstoï possède l'art de nous faire ressentir cette expérience comme si l'on y était. On a un frisson à chaque paragraphe et l'on termine les pages avec l'onglée. On a des engelures rien qu'à imaginer ce pauvre cheval lancé dans le blizzard, on hurle de froid en imaginant les membres douloureux de l'infortuné Nikita.



Au-delà de cette histoire, Tolstoï nous questionne sur la condition de maître et celle de serviteur ou, plus généralement, celle de dirigeant et celle de subalterne. le dirigeant, habitué à diriger, dirige tandis que le subalterne, habitué à obéir, obéit et ce, quelles que soient les situations, même si le plus apte à diriger n'est pas le dirigeant ou si le subalterne aurait intérêt à ne pas obéir.



L'auteur nous questionne également sur la valeur de l'argent comparée à celle des êtres. Qu'est-on prêt à risquer pour de l'argent ? Quel est le sens de tout ça ? Aujourd'hui les acteurs seront un peu différents mais lorsqu'un chef d'entreprise met sciemment ses employés en danger pour un gain de compétitivité, sommes-nous très loin de la question de Tolstoï ?



N'y a-t-il pas quelque chose ayant trait à la valeur différentielle que ces personnes attribuent aux différentes catégories sociales d'êtres humains ? C'est ce que je vous laisse méditer au travers de cette nouvelle.



Ainsi, vous l'aurez compris, voici une nouvelle forte et intéressante bien que je la trouve en perte de vitesse sur la fin d'où mes sévères quatre étoiles au lieu de cinq. Mais ce n'est là que mon avis valétudinaire, c'est-à-dire, pas grand-chose.
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La mort d'Ivan Ilitch

Un concentré de littérature.

Tolstoï était un génie, mais pas un génie comique. Il n'avait pas un facies de bonnes nouvelles. Même avec un nez rouge et sans sa barbe taillée à la faucille, il n'aurait pas prêté à sourire.

Sacré challenge donc de s'amuser avec ce petit roman, beaucoup plus court que l'agonie de son personnage.

Avant d'être mort, Ivan Ilitch fut un bureaucrate du tsar ambitieux. Il avait les dents longues, ce qui est pratique pour mâchouiller son boeuf Stroganov surgelé et pour rayer les parquets des puissants à force de courbettes, mais pas suffisant pour ronger le fil de son destin. Avant de rejoindre le trou de sa tombe, il avait su ainsi faire son trou dans la haute société, préférant les privilèges à l'éthique, pour devenir haut magistrat. En supplément, il avait su aussi épouser une jolie fille de bonne famille pour son plan épargne logement. Les mortels sont prévoyants.

Patatras, suite à une blessure anodine, l'ambitieux devenait invalide et si les devins en blouse blanche avaient du mal à augurer la suite, les diagnostics n'en faisaient pas un favori pour le prix Jeanne Calment de la longévité.

Comme le trépas ne figurait pas dans son plan de carrière et qu'il ne trouvait pas une date disponible pour ses obsèques dans son carnet mondain, Ivan allait d'abord s'obstiner à vivre dans le déni de sa maladie. A l'aveuglement allait succéder dans le désordre de l'âme, l'inquiétude, puis les terreurs nocturnes, la colère, le sentiment d'injustice, la prise de conscience d'une mort prochaine et de la vacuité de sa vie. Une lecture à déconseiller aux dépressifs et aux coachs en développement personnel.

Tolstoï excelle dans la description des tourments du malade, la valse des moments d'espoir et de désespoir. Ce n'est pas le tableau clinique que peint l'écrivain : c'est la révélation de la finitude. Une démonstration universelle en moins de cent pages, la force d'une évidence, pour un questionnement pourtant qui révèle tant de l'intime, à l'aide d'une prose qui excelle dans le réalisme en insistant sur l'ambivalence des hommes face à la maladie et la mort. Une concision bien supérieure à celle de cette dernière phrase qui veut trop en dire.

L'autre marotte du géant barbu, c'est la déchéance morale de la société russe. Il insiste tellement dans son récit sur l'intensité des souffrances physiques et psychologiques du personnage que cela finit par ressembler à une séance de torture pour lui faire expier une existence sociale superficielle détachée des valeurs morales qui tourmentaient tant le père Léon.

De ma première lecture de ce roman, il y a une bonne vingtaine d'années, j'avais surtout gardé le souvenir des larmes de crocodile des proches du défunt autour de sa dépouille, entre une veuve préoccupée par la succession, des amis pressés de retrouver leur partie de cartes et des collègues qui allaient profiter du trou dans l'organigramme. Un bal des cyniques pour une veillée funèbre très bien orchestrée par l'écrivain.

Cette deuxième intrusion dans ce roman m'a surtout impressionnée par cette sublime évocation de l'extrême solitude du personnage face à la maladie et la mort, comme un prélude à l'éternité.

En résumé, Ivan, côté santé, c'est pas terrible.

J'avais prévenu que Tolstoï n'était pas un rigolo.

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La Sonate à Kreutzer

La musique n’adoucit pas toutes les mœurs.

Pas celles de TolstoÏ dont l’espérance se meurt. Il a succombé à la sonate à Kreutzer. Mais qui est ce kreutzer, avec ce nom de biscotte ? Il s’agit d’un violoniste virtuose à qui le compositeur avait dédicacé sa sonate pour violon et piano n°9. Pas reconnaissant, le soliste refusa toujours de la jouer. Beethov n’en crut pas ses oreilles, peut-être parce qu’il était sourd.

Je ne vais pas vous raconter des sornettes ou des sonates, il n’est pas du tout question de ce violoneux ingrat dans cette histoire mais je voulais étaler ma culture de récup wikipédiesque.

A bord d’un train, Pozdnychev raconte à un narrateur qui ne lui avait rien demandé comment il en est arrivé à tuer son épouse par jalousie, persuadé que cette dernière entretenait une liaison avec un violoniste. Peut-être l’origine de l’expression « Et si tu arrêtais de me jouer du violon ! » vient de là. Je dis n’importe quoi.

Le roman est très court, à l’échelle de Tolstoï, c’est à peine plus long qu’une préface, mais ce récit symbolise son puritanisme tardif. Le comte a renié sa jeunesse de débauche et son train de vie de première classe et sa conversion mystique l’amène ici à condamner la passion et les rapports sexuels, même durant le mariage, institution qui emprisonne. Fini les dérogations à l’immaculée conception.

Tolstoï a vieilli, il est rongé d’amertume lorsqu’il écrit ce roman qui fera scandale, qui sera censuré mais il reste un incroyable écrivain. Le poison de la jalousie est décrit crescendo avec virtuosité et une force narrative unique. Et puis, quelle résonnance avec la vie de l’auteur, qui annonce presque à demi-mot dans ce livre à sa femme Sophie, son intention de finir sa vie, seul, en ermite chrétien.

La mère de ses 13 enfants, comme quoi l’abstinence a ses limites, prendra sa plume pour répondre à l’ogre dans deux récits qui égratignent l’image du génie. Le couple est déchirant, transite entre guerre et paix mais ce n’est pas elle qui le quittera. Reviens Leon, j’ai les mêmes à la maison !

Certains passages sont dérangeants. Pozdnychev plaide coupable, il ne recherche pas le pardon mais il se présente comme victime d’une malédiction, celle des démons du péché. Mon obsession avait pris le contrôle de mon âme, votre honneur. Argument un peu léger devant un tribunal.

J’ai écouté la fameuse sonate. Je me demande comment elle a pu inspirer une telle noirceur alors que le piano et le violon s’y répondent de façon si harmonieuse.

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Anna Karénine

J'ai terminé ce livre il y a plusieurs mois, mais en relisant certains passages que j'avais relevés, tout le plaisir que j'ai eu à le lire est remonté comme un geyser. Avec le recul, je suis même surprise d'avoir autant hésité à me lancer dans cette lecture. Je craignais que mon rythme de lecture assez décousu à ce moment-là (aujourd'hui encore d'ailleurs) ne me permette pas d'apprécier ce pavé à sa juste valeur. Quelle bêtise! Quand le talent est là, il n'y a pas de moments plus ou moins propices qu'un autre... une lecture néanmoins grandement facilitée par la construction du livre. Il se lit un peu comme un feuilleton. Les chapitres très courts se succèdent comme des épisodes, des saynètes de vie.



Tolstoï nous brosse un tableau saisissant du XIXème siècle, non seulement du milieu aristocratique dans lequel évoluent les personnages, un monde pétri de conventions, de suffisance, d'hypocrisie qui fait et défait les réputations sans états d'âmes, mais aussi du milieu rural à travers la vision de Lévine. Un tableau d'une richesse inouïe. Les scènes dans les champs, et même les scènes de chasse sont un régal! J'ai pourtant horreur de la chasse! J'ai aussi été frappée par les multiples dualités qui composent cette histoire. Elles évoluent en parallèle, se croisent parfois, s'emmêlent aussi. le milieu aristocratique versus le milieu rural en est une parmi d'autres. Je pourrais aussi mentionner la société mondaine de Moscou versus celle de Petersburg, les tâtonnements entre modernisme et tradition, sans oubliez nos deux personnages principaux que sont Anna et Lévine. Ils sont quand même les pivots de tout le roman. Je n'en dirais pourtant pas plus sur les personnages (même s'il y aurait tant à dire!) pour ne pas vous priver de la découverte de la première partie de ce livre. Je vous laisse donc découvrir qui est avec qui, qui voudrait être avec qui, et qui finalement est avec qui. Car Anna Karenine, un titre selon moi assez réducteur, est avant tout un livre d'Amours. Mille et une manières d'aimer s'y côtoient.... amour exalté, passionné, raisonné, arrangé, routinier, maternel, amical, adultère ... ah, l'amour !



« Je crois, dit Anna en jouant avec son gant, que s'il y a autant d'opinions que de têtes, il y a aussi autant de façons d'aimer qu'il y a de coeurs. »



Mais ce à quoi j'ai sans doute été le plus sensible, est le talent étourdissant de Tolstoï à décortiquer les sentiments humains, les interactions et les influences. C'est à mes yeux le coeur de cet ouvrage et c'est magistral! Il parvient à faire subtilement évoluer les personnages et, plus impressionnant encore, à faire évoluer notre regard avec eux et sur eux. Des personnages tour à tour attachants et agaçants. Des personnages complexes qui transpirent de contradictions dans toute la simplicité des préoccupations de la vie quotidienne... A lire au moins une fois dans sa vie!

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La Mort d'Ivan Illitch - Maître et serviteur ..

Ce livre regroupe trois nouvelles ayant une même racine pivot : la mort. Mais chacune avec des architectures et des circonvolutions qui lui sont propres et quelque peu différentes. Au passage, l'auteur nous donne une leçon d'écriture de nouvelle qui prouve, si besoin était, qu'en plus d'être un immense romancier, c'était également un nouvelliste hors pair.



Par exemple, ne vous êtes-vous jamais retrouvés totalement transis par le froid, le vent, la neige, l'épuisement et le manque d'équipement, dans une situation scabreuse, dont on ne peut prévoir la durée ? Eh bien Lev Tolstoï possède cet art unique de nous faire ressentir cette expérience comme si l'on y était dans Maître Et Serviteur.



Voici une nouvelle d'une écriture et d'une composition parfaite : on a un frisson à chaque paragraphe et l'on termine les pages avec l'onglée. On a des engelures rien qu'à imaginer ce pauvre cheval lancé dans le blizzard ; on hurle de froid en imaginant les membres douloureux de l'infortuné Nikita, le serviteur dévoué du cupide, avide, impavide, fétide, rigide et stupide Vassili, son maître.



Pour une histoire de gros sous — lesquelles histoires ne peuvent pas attendre, comme vous le savez —, pour conclure une affaire juteuse autant que douteuse, donc, avant que le vendeur ne se rétracte, Vassili tient absolument à partir de suite, malgré la météo catastrophique. À chaque alternative, le bon sens paysan de Nikita se heurte au bon sens financier de Vassili… et la neige continue de tomber, et le vent continue de souffler…



Dans la nouvelle intitulée Trois morts, c'est la magie de la tuberculose que l'auteur nous dévoile ; et ses effets qu'il portraiture dans une petite nouvelle au format " Maupassant ". Tolstoï appuie particulièrement sur le point sensible et douloureux qu'est le comportement des proches, en attente du trépas du poitrinaire, qui est particulièrement sordide et hypocrite, tout en étant parfaitement transparent pour le malade, qui ne s'y laisse pas prendre et qui imagine déjà le faible manque que représentera sa disparition dans le cœur de ceux qu'il nommait " ses proches ".



L'auteur termine avec un étonnant parallèle, la grande unicité du monde vivant et sa communauté de destin, comme une manière de méditation écrite sur le papier…



Mais bien évidemment, le morceau de choix de ce livre est La Mort d'Ivan Illitch. Avec cette nouvelle, en quelques dizaines de pages, Lev Tolstoï a le talent d'évoquer une vie entière et tout un monde de convenances, d'aspirations, de doutes et de certitudes.



L'issue de la lutte ne laissant guère de suspense, l'auteur s'attache à nous faire vivre et ressentir la lente et inéluctable descente, l'affaissement, le basculement d'un homme, en apparence enviable, du monde des vivants à celui des trépassés. Chemin faisant, l'individu incline à l'examen distancié de sa propre existence passée, à l'introspection, au voyage au creux de soi-même, de tout ce que l'on a pensé et cru, et qui bien sûr n'était que du flan, de la poudre aux yeux, des chimères…



En cette lumineuse nouvelle, Lev Tolstoï aborde une foule de notions, comme l'atroce solitude d'un malade durant les heures de veille nocturne, le schéma du dialogue intérieur du mourant, la personnification de la douleur et la mise à l'épreuve qu'elle engendre, le lancinant va-et-vient entre espoirs de guérison et certitudes du contraire en passant par les phases médianes du doute, l'alternance mécanique entre l'hypocondrie et le déni du mal véritable, la manipulation et l'abus de pouvoir des médecins, l'hypocrisie et le mensonge des proches, la crise de la foi face à l'imminence de la mort ou bien encore la vacuité des apparences et le sens vrai de l'existence.



L'auteur utilise le symbole d'Ivan Illitch, magistrat de premier ordre, rendant des sentences, mis face à la sienne de sentence. Les médecins jouent le rôle des avocats véreux et la Mort, l'authentique présidente de l'audience. Nul besoin de pousser plus loin l'évocation, vous avez dans les mains un petit délice à déguster sans modération en vous pourléchant les doigts. Une fois encore, chapeau bas Monsieur Tolstoï, vous êtes un maître et vos livres sont nos bien fidèles serviteurs. Mais ceci n'est que mon avis, c'est-à-dire, pas grand-chose.
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Idylles paysannes

J'ai choisi de découvrir Tolstoï non via « Guerre et paix » mais par une porte, plus « petite », celle des contes. Et pour me guider dans cette découverte, je ne pouvais que me tourner vers le spécialiste de Tolstoï, le docteur es Tolstoï de Babélio, à savoir PatriceG, qui m'a orientée et offert ce petit livre illustré « idylles paysannes ». Ma critique sera bien entendu empreinte d'ignorance au sujet de ce grand écrivain russe et si vous voulez en savoir plus sur cet auteur et ses oeuvres, surtout précipitez-vous sur la page de PatriceG, c'est une mine d'informations précieuse et inépuisable sur Tolstoï ! Ce sera une critique uniquement fondée sur mon ressenti, vierge de toute connaissance précise sur ce livre et cet auteur, même si la préface de Jean-Philippe Domecq permet tout de même d'avoir quelques pistes de lecture, j'ai décidé de lire cette préface suite à ce billet.



Ce joli livre blanc des éditions le Castor Astral est composé de trois petits contes dans lesquels nous sommes au coeur de la société paysanne russe de la fin du 19me siècle, 1865 exactement. J'ai tout d'abord été étonnée par la fluidité du récit, sa facilité de lecture. le récit ne parait pas du tout vieillot, désuet, il a juste un petit côté suranné lié à l'époque et au milieu paysan dans lequel il plonge le lecteur. J'imagine que la traduction d'Emmanuel Bove contribue grandement à ce confort de lecture.



Ces trois contes ont en commun de mettre en valeur des femmes adultérines, libertines (pour l'époque), éprises de liberté, en proie à la minauderie et de montrer les conséquences désastreuses de ces comportements sur les hommes. J'ai la sensation que l'auteur a du vivre une ou des histoires fortes pour en faire le sujet principal de son recueil. Car clairement l'homme apparait être la victime de ces femmes au caractère bien trempé.

Maladie d'amour, folie, violence, déchéance, dégout voilà ce qu'engendrent certaines femmes qui osent tromper, tenir tête, contourner les normes et les règles tacites d'une société corsetée. Même si dans une des nouvelles la jeune fille a été perdue du fait du comportement veule et lâche de l'homme dont elle est tombée amoureuse.



L'auteur n'épargne en rien ces femmes, épouses ou filles :



« Oui, se dit-il amèrement, Quelle superstition de croire à la pureté des femmes ! ».



"C'est avec colère qu'il pensait à la bêtise, à l'obstination des femmes"



« Et voilà que sa fille, celle pour qui il avait fait tout ce qu'un père peut et doit faire, celle à qui il avait donné une superbe éducation, ainsi que la possibilité de choisir un beau parti dans la plus haute société russe, voilà que cette fille qu'il aimait, qu'il adorait, qui était sa joie et sa fierté, l'avait un jour déshonoré, faisant de lui un homme qui ne pouvait regarder ses semblables dans les yeux ».



Les conséquences sont immenses pour les hommes et le châtiment léger semble-t-il pour ces femmes, celles-ci restant maitresses de leur vie, fortes et courageuses. La fin est chaque fois consolante cependant et le pardon clôt chaque nouvelle. Tolstoï aurait-il écrit un discours féministe avant l'heure ? Ou ressent-il une telle tristesse, voire colère, pour la gente féminine dont il se méfie ? Serait-ce un message religieux sur la tentation que représente la femme car même une femme douce, aimante, a priori « inoffensive » se transforme ensuite en objet de tentation, de désir ? Il me manque des clés pour répondre quant aux dessins de l'auteur en la matière et le but moral de ces contes dédiés aux frasques féminines.



J'ai été séduite par la façon qu'a Tolstoï de croquer ses personnages et de décrire ses paysages, sans doute le talent d'un tel monstre des lettres russes :



« Devant lui, marchait un vieillard vêtu d'une vieille touloupe rapiécée et pisseuse, dont la pluie venait de rafraîchir la couleur. Coiffé d'un grand bonnet de fourrure, une musette de cuir sur son dos large et vouté, il semblait avoir été jadis de haute stature. Sa barbe et ses cheveux étaient blancs et, seule raie noire, ses sourcils épais lui barraient le front, plein de rides. Il avançait lourdement, trainant avec effort ses bottes grossières et éculées, dans la vase ».



« le temps était splendide. Depuis trois jours, la faucille argentée de la lune, lavée par les pluies de juin, brillait dans le ciel. Aujourd'hui encore, l'époque de fenaison est une des plus belles de l'année ».



Notons qu'une personne de 60 ans est un vieillard dans ce livre et qu'en l'espace d'une génération (environ 17/20 ans) les personnes se métamorphosent en vieilles choses ratatinées même lorsqu'elles n'ont en réalité qu'une quarantaine d'années, magie du conte ou véritable état des personnes (des moujiks) à l'époque, je ne sais mais là encore je fus étonnée. Les us et coutumes de la société paysannes russes de l'époque sont dépeints par petites touches subtiles, permettant d'appréhender la mentalité de ces gens qui vivent si différemment de l'auteur.



Ce fut une bien belle entrée en matière pour découvrir cet auteur. Un grand merci à PatriceG qui saura venir alimenter et éclairer les interrogations posées ici. Je vais poursuivre ma découverte de Tolstoï avec un immense plaisir !



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La Guerre et la Paix, tome 2

Un de mes amis prétend que le plus ennuyeux dans un roman, ce sont les cent premières pages. Il entend par là que c'est le temps nécessaire pour s'y sentir à l'aise, chez soi si j'ose dire, pour apprivoiser les personnages et s'infuser de l'ambiance générale du récit.



S'agissant de " La Guerre et la Paix ", je pense qu'on pourrait presque doubler la mise tant la kyrielle de personnages est impressionnante et tant l'emploi, typique des romans russes, du prénom + patronyme + nom de famille pour les désigner peut parfois rendre l'accroche ardue.



Mais quand l'amorce est faite, quand on a passé cette première habituation, lorsqu'on a domestiqué les André Nicolaïévitch et les Nicolaï Andréitch ou qu'on arrive à distinguer du premier coup les Anna Pavlovna des Anna Mikhaïlovna, quel pied mes aïeux, quel pied !



Et alors là, la seule crainte qui nous assaille n'est plus celle d'être à même de rentrer dans l'ouvrage mais bien l'horrible pincement au coeur qui nous fera tourner la dernière page et retarder, inconsciemment, au maximum les affres de la dernière phrase car l'on aimerait que cela ne s'arrête jamais. (Vous avez le temps nonobstant, le livre fait 1600 pages en pléiade rien que pour le texte brut !)



Au début de ce volume 2, rien ne va plus pour l'empereur Alexandre, tsar de toutes les Russies, car ce vilain cafard de Napoléon est en train de vouloir lui manger la laine sur le dos…



Rien ne va plus pour le prince André Bolkonski après ses déboires amoureux, lui qui semblait avoir retrouvé le goût à tout, il ne semble plus avoir goût à rien, sauf peut-être à assouvir sa vengeance auprès du ravisseur de sa belle…



Rien ne va plus pour Nicolas Rostov qui après son enthousiasme de jeunesse pour les choses de l'armée et du combat dans les années 1805 et 1807, découvre avec mélancolie, en cette année 1812, la réalité derrière les façades de tout ça, et se voit décerner une médaille ; une médaille pour quoi ? pour avoir failli tuer un homme ? Pour avoir enfreint les ordres ? Pour avoir eu bien peu de bravoure ? N'est-ce que cela cette croix militaire ?...



Rien ne va plus non plus pour Natacha Rostov ; son avenir amoureux semble brisé, elle ne sait plus où elle en est, tant dans ses sentiments que de sa vie…



Rien ne va plus pour Pierre Bézoukhov, qui patauge plus que jamais dans l'errance, ne sachant à quelle idéologie se vouer…



Vous voyez que Lev Tolstoï a bien fait monter sa mayonnaise et, après un livre deuxième bercé par les auspices de la paix, la guerre franco-russe de 1812 est dans les livres trois (avancée des Français en territoire russe, Borodino et prise de Moscou) et quatre (incendie de Moscou et retraite des Français), le canevas idéal pour l'auteur désireux de dérouler sa théorie sur l'insignifiance des destinées individuelles lorsqu'elles sont prises dans le courant de l'histoire (développée sous forme d'essai dans l'épilogue).



Tolstoï inclut dans cette acception des destinées individuelles aussi grandes que celles de Napoléon ou d'Alexandre. Selon lui, c'est l'inextricable lacis de causes et d'effets combinés, qui produisent l'histoire et non les décisions individuelles, quelles qu'elles soient.



L'histoire passe, tel un gros rouleau compresseur, inexorable, et les individus s'agitent à la surface du rouleau, croyant que la marche de leur destinée ou du rouleau dépend d'eux, et d'eux seuls. (Au passage, je vous conseille vivement le petit chapitre d'analyse historique de la campagne de Russie que vous trouverez au chapitre premier de la seconde partie du livre troisième, je sais, c'est un peu compliqué comme dénomination, mais finalement plus simple qu'il y paraît.)



Une vision à laquelle on peut adhérer ou pas, mais en tous les cas, une lecture très distanciée et intéressante de l'histoire et des événements historiques en général, sans oublier une narration de tout premier ordre, ce qui suffit à en faire un monstre sacré de la littérature mondiale, qu'il est bon d'avoir lu, au moins une fois dans sa petite vie de lecteur entraîné par le flot de l'histoire. du moins c'est mon avis, autant dire, pas grand-chose.



P. S. : Je signale au passage, pour ceux que cela intéresse, certains points communs, imputables au côté religieux de Tolstoï, entre La Guerre Et La Paix et son autre grand roman, Anna Karénine. Ici, André Bolkonski accord son pardon sur le champ de bataille de Borodino à Anatole Kouraguine qui lui a ravi Natacha, exactement comme Alexis Karénine l'accorde à Anna et Vronski.



De même, le personnage de Marie Bolkonski, soeur d'André, pleine d'abnégation et de piété, n'est pas sans rappeler celui de Dolly, la femme du volage Stepan Oblonski, frère d'Anna Karénine. L'une comme l'autre trouvent leur raison d'être dans le pardon inspiré par la religion.



On retrouve donc le pardon, l'un des grands chevaux de bataille de l'auteur, développé dans d'autres oeuvres, dont ses nouvelles.
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L'Histoire de la journée d'hier

Je découvre Léon Tolstoï à la faveur de cette nouvelle, un texte étonnant à la manière d'un essai sur le thème de l'art de remonter le temps et de se remémorer les faits, ici, il est donc question de la "journée d'hier".

Je peux déjà dire que j'ai aimé cette lecture et le style de l'auteur, pour parler du ressenti et du contenu, cela va s'avérer plus difficile car il n'est pas question ici d'une intrigue ni même d'un scénario.

Nous allons commencer par évoquer le déroulement d'une soirée autour d'une partie de carte et des sentiments du narrateur au sujet d'une femme mariée dont il essaye de discerner les intentions. Il y aura ensuite, au retour, une introspection passionnante du narrateur au sujet de sa propre personne, une partie que je qualifierai de philosophique et qui m'a beaucoup intéressé par sa profondeur.

Enfin et pour finir, il sera question de rêves et de tentatives d'explications sur leurs origines et significations, et là encore l'auteur m'a captivé.

Un format court donc, mais néanmoins dense et intéressant ! Une première rencontre qui m'a ravi et qui en appellera d'autres.
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Le Cheval - Albert

Ayant envie de lectures courtes, j’ai opté pour un classique avec Tolstoï sur un thème qui ne pouvait que parler à la cavalière que je suis : Le Cheval. C’est toujours délicat de lire un livre sur son thème de prédilection car on attend forcément beaucoup : retrouver nos propres sensations bien sûr, mais aussi un minimum de précision ou, en tous, cas, le moins possible d’approximations ou de faussetés sur le thème. Alors quand dès les premières pages j’ai vu qu’on allait parler des « pattes » du cheval durant 70 pages, je me suis un peu crispée. Mais l’auteur racontant si bien, je me suis finalement rapidement prise au jeu du récit qui, fidèle à son titre, nous place davantage du point de vue du cheval et de ses sensations que de celui des humains, pas fins qui plus est, qui l’entourent.

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Ca demeure, certes, des pensées humaines prêtées à ce noble animal. Mais là encore le talent de conteur de l’auteur fait que, très vite, je suis parvenue à l’oublier pour apprécier les descriptions physiques du cheval dans la peau duquel il nous met, ou encore la morale qui ressort de cette histoire : une réflexion sur la bête aversion que peut susciter la différence et la mise à l’écart ou la différence de traitement qui en découle, sans raison. Qu’il s’agisse de couleur de peau ou de couleur de robe, ou encore de l’âge d’un être rejeté par les ignorants qui ne le comprennent pas. Avec un message d’espoir : il suffit parfois simplement de pouvoir se comprendre pour s’accepter. Et pour ça une main tendue, le dialogue ou la littérature font parfois des miracles et nous font découvrir que les êtres que nous rejetons, méprisons ou ignorons méritent finalement d’être écoutés, et aimés. Un joli conte pour cette période de fête, même si les animaux n’y sont pas toujours, à la fête…
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