Chris sentit brusquement comme c'était étrange, cette tristesse qui émanait de toutes les chansons d'Ecosse, qui répondait à la tristesse de la terre et du ciel durant les sombres soirées d'automne, et aux pleurs des hommes et des femmes qui avaient vu leurs vies et leurs amours sombrer avec les années, toutes ces choses qui faisaient pleurer à côté des bergeries et dont on se souvenait la nuit et au crépuscule. La joie et la gentillesse passaient, vivaient et étaient oubliées, et ce qui restait dans les chansons, c'était l'Ecosse des brumes et de la pluie et les cris de la mer.
Ainsi tout le monde était à cran et fixait le ciel, et dans toute la région, les pasteurs disaient des prières pour faire pleuvoir, entre une prière pour l'armée et une autre pour les rhumatismes du prince de Galles. Mais cela ne faisait pas grand chose à la pluie, et Long Rob du Moulin racontait qu'il avait entendu dire que l'armée et le prince de Galles ne se portaient pas mieux non plus.
On quitte le monde et on entre à Blawearie, qu'ils disaient à Kinraddie, et c'était une terre sacrément ingrate et isolée sur le flanc de la colline, vingt-trois hectares juste au-dessous de la lande qui montait bien plus haut que Blawearie, jusqu'au sommet aplati où se cachait un petit lac habité par des centaines de bécassines ; certains disaient que c'était un lac sans fond, et Long Rob du Moulin disait qu'alors il était aussi profond que la dépravation des pasteurs. C'était pas très gentil pour les pasteurs, mais Rob répondait que c'était surtout pas gentil pour les lacs, en tout cas, ce lac là-haut s'étendait tout en longueur, ses eaux d'un noir effrayant, bordées de joncs et de roseaux ; et le cri des bécassines faisait un vacarme assourdissant quand on s'y trouvait le soir.
Ne les laisse pas te tracasser, Chris, ne laisse pas père faire de toi sa fichue esclave, comme il le voudrait. Nous avons nos propres vies à vivre. Et elle dit Mais qu'est-ce que je peux faire d'autre que de rester à la maison maintenant?