Un homme perdit sa hache. Il soupçonna le fils du voisin et se mit à l'observer. Son allure était celle d'un voleur de hache; l'expression de son visage était celle d'un voleur de hache; sa façon de parler était tout à fait celle d'un voleur de hache. Tous ses mouvements, tout son être exprimaient distinctement le voleur de hache. Or, il arriva que l'homme qui avait perdu la hache, en creusant par hasard la terre dans la vallée, mit la main sur cet outil. Le lendemain, il regarda derechef le fils du voisin. Tous ses mouvements, tout son être n'avaient plus rien d'un voleur de hache.
Bien que les pieds de l'homme n'occupent qu'un petit coin de la terre, c'est par tout l'espace qu'il n'occupe pas que l'homme peut marcher sur la terre immense. Bien que l'intelligence de l'homme ne pénètre qu'une parcelle de la vérité totale, c'est par ce qu'elle ne pénètre pas que l'homme peut comprendre ce qu'est le ciel.
C'est en marchant que la voie est tracée; c'est en nommant les choses que les choses sont délimitées ainsi. Comment dire oui à une chose ? On dit oui à une chose qui est. Comment dire non à une chose ? On dit non à une chose qui n'est pas. Comment juger ce qui est possible ? On considère comme possible une chose qui est possible. Comment juger une chose qui n'est pas possible ? On considère comme impossible une chose qui n'est pas possible. Tout chose a sa vérité; toute chose a sa possibilité. Il n'est rien qui n'ait sa vérité, il n'est rien qui n'ait sa possibilité.
Certains rêvent de festins, et pleurent au réveil; d'autres pleurent dans leur rêves, et à l'aurore partent à la chasse. Or, les uns et les autres, pendant leurs rêves, ne savent pas qu'ils rêvent, et parfois rêvent qu'ils sont en train de rêver. Ce n'est qu'au moment de leur réveil qu'ils savent qu'ils rêvent. Ce n'est que lors du grand réveil qu'on sait que tout n'a été qu'un grand rêve. La foule ignorante se croit éveillée en distinguant le prince d'un berger. Quel préjugé !
"Kong-tseu et toi-même, vous n'êtes que des rêves. Je te dis que tu rêves, cela aussi est un rêve."
Ces paroles sont extraordinaires et paradoxales. Dans la suite des siècles, un grand sage les comprendra un jour. Ce jour viendra aussi vite que le temps passe du matin au soir.
Si je discute avec toi et que tu l'emportes sur moi au lieu que je l'emporte sur toi, as-tu nécessairement raison et ai-je nécessairement tort ? Si je l'emporte sur toi, ai-je nécessairement raison et toi nécessairement tort ? ou bien l'un de nous deux a raison et l'autre tort ? ou bien avons-nous raison tous les deux ou tort tous les deux ? Ni toi ni moi nous ne pouvons le savoir, et un tiers serait tout autant dans l'obscurité. Qui peut décider sans erreur ? Si nous interrogeons quelqu'un qui est de ton avis, du fait qu'il est de ton avis, comment peut-il en décider ? S'il est de mon avis, du fait qu'il est de mon avis, comment peut-il en décider ? Il en sera de même s'il s'agit de quelqu'un qui est à la fois de ton avis et du mien, ou d'un avis différent de chacun de nous deux. Et alors, ni moi, ni toi, ni un tiers ne peuvent trancher. Faudra-t-il attendre un quatrième ?
Ca me rappelle un dialogue, entendu en Egypte, entre une poule confucéenne et sa rivale taoïste :
La poule confucéenne : T'as pas honte de pondre des oeufs si petits ? Regarde voir les miens : le double des tiens, qu'ils sont ; même qu'ils valent une grosse piastre. Les tiens, j'en donnerais tout juste une petite piastre.
La poule taoïste : Pour une petite piastre de différence, à quoi bon se casser le cul ?
Lao-Tseu ? (euh non ! préface d'Etiemble)
Il y a dans le monde une voie toujours victorieuse et une voie qui ne l'est jamais. Celle qui est toujours victorieuse s'appelle douceur, l'autre, la voie qui ne vainc jamais : violence. Elles sont toutes les deux aisées à connaître, mais l'homme les ignore.
(Lie Tseu 2-17)
Se comporter comme poules et chiens, comme un animal, et exiger l'estime des hommes, c'est vouloir l'impossible. Quand un homme ne tient plus compte d'autrui, il court de graves dangers et la honte est sur lui.
Au pouvoir depuis cinquante ans, Yao ne savait ni si l'empire était bien gouverné ni si ses nombreux sujets désiraient lui obéir. Il interrogea ses conseillers, qui ne surent répondre. Il interrogea des personnes extérieures à la cour, qui ne surent répondre. Il interrogea des paysans, qui ne surent répondre. Vêtu simplement, il se promena dans les rues, et entendit à un carrefour un enfant chanter :
Il règne sur notre peuple,
Il a exterminé les brigands.
Mais le peuple l'a oublié,
Ne sait devoir obéissance à l'Empereur.
Très content, Yao demanda qui avait enseigné ces paroles. "Le grand préfet" répondit un enfant. L'Empereur interrogea le grand préfet, qui répondit qu'il s'agissait de vers anciens. rentré au palais, Yao convoqua Shun, lui offrit pouvoir que Shun accepta sans discuter.
Maître Lie se complaît dans le parodique, le saugrenu, l'extravagant. Quand il reprend certains des développements ou des historiettes du Tchouang-tseu, il renchérit encore, poussant plus loin la veine satirique et baroque. Il exhibe une galerie surréelle d'hommes plus remarquables les uns que les autres par l'insignifiance de leurs capacités : tel preux est célèbre pour sa force qui lui permet de "briser net la cuisse d'une sauterelle de printemps et soulever les ailes d'une cigale d'automne", tel médecin miraculeux laisse faire la nature plutôt que de soigner les malades ...
Jadis, Tchouang Tcheou rêva qu'il était un papillon voltigeant et satisfait de son sort et ignorant qu'il était Tchouang Tcheou lui-même. Brusquement il s'éveilla et s'aperçut avec étonnement qu'il était Tcheou. Il ne sut plus si c'était Tcheou rêvant qu'il était papillon, ou un papillon rêvant qu'il était Tcheou. Entre lui et le papillon il y avait une différence. C'est là ce qu'on appelle le changement des êtres.
Ce Roman de Victor Hugo, publié en 1831, est intitulé Notre-Dame de Paris parce que: