Un matin, Agathe me parle de ce roman. Elle me dit qu'il lui a fait penser fort au mien, dans sa manière sincère d'appréhender sa propre vie. Souvent les gens enjolivent, embellissent. Souvent les souvenirs recréent et subliment. Elle m'invite à le lire. J'aime suivre son regard, elle est de ceux qui me connaissent instinctivement. Alors je le commence. Très mal. Un jour que je suis dans le train. Avec deux bambins qui hurlent dans une poussette à côté de moi. Je n'imprime qu'une phrase sur deux, c'est peine perdue.
Quelque temps plus tard, à Saint Maur en Poche, j'allais être interviewé sur la scène pour parler de mon bouquin. Juste avant moi, il y a Line Papin. J'arrive à la fin de son intervention. Je ressasse des fragments de son roman, de ce que j'en avais glané. Il me restait. Des images entêtantes comme des flashs. Sur scène, je l'ai évoquée maladroitement. Alors que j'étais censé parler de moi, mais je me sens tellement mieux à parler des autres. ça m'a rassuré. Elle m'a aidé. Elle ne le saura jamais.
J'ai su à ce moment-là que j'allais reprendre son roman. Au calme. Après ces tourbillons et ces mouvements incessants, ces odyssées étranges. Je l'ai fait hier. Presque dans la journée et ce matin encore, juste avant l'aube. C'était le bon moment. J'étais près d'elle, en phase. Les Os des filles paru chez Stock en plein dans le regard. Un rendez-vous que j'avais presque manqué, mais qui régulièrement s'est rappelé à moi. J'aime me rendre à ce genre de signe.
L'exil... souvent dans la littérature récente, ce motif est revenu. Cette langueur étrange d'un pays de l'enfance qu'on a déserté et qui demeure en fond de regard. La jeune femme est pleine de ce manque et c'est presque lui qui l'a fondée. Une innocence perdue incarnée dans une contrée volatilisée. Des premiers temps paradisiaques et une mémoire pas encore morcelée. Le passé des femmes de sa famille, Line s'en souvient comme d'un conte. Une légende traditionnelle. Un pays traversé de guerres et de tourments, celles d'Indochine, contre les français et les américains. Ba, sa grand mère au caractère si fort, passionnée d'histoire et de Napoléon, plus tard devenant une figure engagée des premiers temps d'internet. Et puis les trois filles qu'elle enfante, les trois H. Sa mère est la seconde. Elle s'éprend d'un français qui l'emmène vivre dans une belle maison à Hanoï, un ilot d'expatriés. La petite Line s'en souvient comme d'un enchantement, près de sa nourrice à l'amour maternel qui lui passe tous ses caprices. Près de ces amis d'enfance dont elle n'a jamais oublié les noms. Dans cette ville qui de 1995 à 2005 était encore dans une forme d'enfance, pleine de promesses, pleine de possibles et de doutes. Hésitante, bordélique, entre deux mondes.
Toujours chez Line Papin, le lieu renvoie à un état d'âme. L'insouciance et l'allégresse d'Hanoï qui découvre la vie sans embargo comme elle-même découvre le monde, avec exubérance. L'amour. La chaleur, la communauté. Se rattacher à une tradition, deviner ses racines dans le regard des autres. Adopter une cohérence et un début de destin. Et puis être déracinée, brutalement. Revenir aux terres d'origine de son père en Touraine et découvrir cet autre monde. S'apercevoir qu'Hanoi désormais évoluera sans elle. Ne pas se faire aux maisons de pierres épaisses qui portent d'autres souvenirs que les siens. Ne pas se faire à Paris. Dépérir en France. Se repasser sans cesse l'image des silhouettes éplorées qui disparaissaient dans la lunette arrière du taxi qui l'arrachait des lieux qu'elle aimait.
S'affamer. Être maigre à faire peur, avoir la peau sur les os. Incarner son chagrin. Devenir le spectre de tout ce qu'elle a perdu. Ne plus rire. Errer dans un univers qu'elle ne reconnait pas. Dans la France grise, loin de l'allégresse enfantine qui semblait enrober le Vietnam comme un halo. Porter ce deuil. Le figurer presque comme une toile fauve. Être décharnée comme un souvenir caché, interrompu dans sa trajectoire. Personnifier un exil qu'aucun mot ne saurait apaiser. Être orphelin d'une part de soi. Le Vietnam, pour Line, est une mère. Le lien d'affection est tangible et permanent. Même la lumière et les couleurs ne sont plus les mêmes quand elle décrit ses souvenirs de France, où tout, sans cesse est à recommencer. Une série de nouveaux départs qui renient leur passé. L'assimilation qui exige l'amnésie, l'amputation d'une part de soi. La négation d'une identité métissée et multiple. La honte même parfois et le refus de parler la langue de ses ancêtres.
Comment se retrouver alors ? Comment prendre goût à une vie transplantée, à reprendre racine dans un sol inconnu? Comment se souvenir de tous ces lointains, ces figures tutélaires qui nous forgent et dont on est le prolongement ? Comment revenir à un pays qui a bien trop changé pour qu'on le connaisse encore ?
Line Papin porte son monde intimement, en fait le récit. Elle est riche de tous ses visages, de tout son héritage. Elle est jeune encore, et n'a pas perdu la mémoire de l'enfance. On en ressent la beauté, on en ressent les blessures. Mais il y a là de la grâce, une forme de malice, de sagesse et d'intégrité à recoller les morceaux de son passé, à les réconcilier dans l'écriture. On commence ce livre comme on feuillette un album de famille, un temps de l'innocence, avec ses figures légendaires. Et puis la tendresse et la nostalgie d'enfance, la douleur adolescente secrète, indicible, intime. Enfin cette jeune femme, riche de toutes ces facettes et de toutes ses cultures, qui porte en elle des lieux comme des reflets d'elle-même. Des noms de pays comme des journaux intimes. Des lieux qui disent quelque chose de soi, qui nous dévoilent comme des secrets. Des liens qui sont brisés. Des déchirures qui finissent par nous détruire, nous aspirer, nous anéantir dans l'anorexie. De ces endroits et de ces êtres dont nous sommes le souvenir ou le tombeau vivant. Ces hiéroglyphes sur nos intimités.
C'est beau et bouleversant. Elle est dans la lignée évidente de Marguerite Duras, on en reconnait la mélancolie et la musique des souvenirs. Line se tient toujours en équilibre au dessus de son abîme intime, elle soutient ses gouffres, fait partager son impuissance avec une implacable lucidité. Elle raconte les guerres. Celles que sa famille a traversées. Celle intime, qu'elle s'est livrée. L'histoire d'une identité qui s'est construite dans la douleur. L'histoire des os des morts que l'on recueille et qu'on garde dans une petite boite après leur mort.
Je me disais bêtement que, sans doute, Line Papin n'avait pas besoin de moi. Qu'elle a eu de beaux articles et sans doute déjà un beau succès. Sauf qu'elle m'a ému. Et que plusieurs fois, j'ai failli ne pas le dire, que plusieurs fois j'ai failli la manquer, mais que sans cesse ce livre me revenait, dans le regard d'Agathe ou sur scène à Saint-Maur. Jusqu'ici, dans ces vacances et ce beau silence que je peuple des livres et du souvenir des autres.
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