Me faire maquiller par maman constitue sans doute l'une des expériences les plus surréalistes de ma vie (sans parler de la sienne). C'est presque aussi fou que d'avoir pour spectateur Felix, assis sur mon lit, déguisé en souris. Papa rentre du bureau et nous commande des pizzas (ainsi qu'une salade pour Felix) avant de déposer Livvy chez Cressy. Les choses prennent un tour encore plus fantastique lorsque je m'assieds à la table de la cuisine, en peignoir, impeccablement maquillée, pour dévorer une part de pizza hawaïenne avec mes parents comme si c'était la chose la plus normale du monde.
Tout plutôt que réfléchir. Parce que réfléchir, ça veut dire prendre des décisions. Et prendre des décisions, ça suggère qu'on a le choix. Et que le choix, c'est justement ce qui me manque en ce moment.
Et puis, intervient papa, qui a envie d'être normal, de nos jours ? Tu imagines l'épitaphe ? «Ci-gît machin. Qui a vécu une existence parfaitement normale.»
Je ne suis pas gay. Je suis juste une fille hétéro coincée dans un corps de mec.
Et même si je sais que ce qui m'attends m'effraie tellement que j'en perds parfois le souffle, ce soir, je ne puis m'empêcher de penser que, quoi qu'il arrive, tout finira par s'arranger.
J'inspecte les bébés. La fille, endormie, est toute vêtue de rose. Son frère machouille une galette de riz ramollie. Il porte une salopette en jean avec un tracteur brodé sur la poche et serre dans son poing une petite voiture. Il me regarde d'un air méfiant. Je parie que ses parents s'attendent à le voir devenir un petit garçon typique, dont la couleur préférée sera le bleu, le noir ou le rouge, qui jouera au foot et aimera les voitures et les camions, et un jour se mariera et aura des enfants. Et quand bien même il ne collerait pas aux stéréotypes et préférerait faire de la danse, confectionner des gâteaux ou embrasser des garçons plutôt que des filles, ils s'attendront néanmoins à ce que leur petit garçon devienne un homme. Pourquoi en serait-il autrement ? (p.146)
Mais c'est tellement nul, comme mot, "normal", dis-je, soudain remonté par la colère. Qu'est-ce que ça veut dire, au juste ?
Papa aussi, ce qui en soit est un miracle, car jamais je n'ai vu papa pleurer pour autre chose que du foot depuis la mort de ses parents.
- Tu viendrais me parler si tu avais des problèmes ou des confidences à faire, n'est-ce pas ? Tu sais que nous te comprenons, ton père et moi.
J'avale ma salive. La voilà, l'occasion pour moi de tout déballer. Cinq petits mots : Je. Veux. Etre. Une. Fille. Une phrase qui refuse de sortir. Elle reste désespérément coincée dans ma gorge, où elle me réduit au silence. Parce que la confidence que maman essaie de me soutirer n'est pas celle à laquelle elle s'est préparée. Parce que maman s'attend à ce que je lui dise que je suis gay. Je la soupçonne d'avoir anticipé ce moment depuis des années ; depuis le jour où j'ai réclamé ma première Barbie pour Noël, fait le tour de la maison en costume de fée, drapé une serviette autour de ma tête pour faire comme s'il s'agissait d'une longue chevelure. (p.148)
- Je regrette, dis-je, la gorge rauque, les yeux brûlants, pendant que nous sirotons notre thé.
Maman fronce les sourcils.
- Que veux-tu dire, David ?
- De ne pas être normal. ça aurait été tellement plus simple pour tout le monde.
Elle échange un regard avec papa.
- Je ne vais pas te mentir, dit-elle. Bien sûr, j'aurais préféré que ça se passe autrement. Je t'aime fort, et je n'ai pas envie de te voir souffrir inutilement. Or, ce qui t'attend, si c'est vraiment ce que tu veux...
- C'est ce que je veux, dis-je fermement.
- Dans ce cas, la vie ne va pas être facile. Le chemin sera long, douloureux, frustrant, et tu te heurteras à l'incompréhension de certains. (p.336)