La soeur de Judith de
Lise Tremblay
Je suis rentrée vers trois heures parce que je voulais
mettre mes culottes courtes et mes sandales. Ma
mère était dehors avec madame Bolduc. Je les voyais de
loin parce que madame Bolduc montrait un tissu
rouge à paillettes à ma mère. Cela devait être pour son
spectacle de danse. Madame Bolduc est une championne
de danse sociale et c’est ma mère qui fait ses
robes. Lorsque je m’approche, je vois que la vieille robe
de ma mère est maculée de boue et qu’elle ne touche
pas aux tissus. Elle devait être en train de travailler
dans le jardin. À la fin mai, elle prépare la terre pour
ses semences. Ma mère examine le patron Vogue que
madame Bolduc tient devant elle. Je m’approche et
regarde le modèle. Ma mère explique à madame Bolduc
qu’elle ne pourra pas faire la petite traîne aussi
longue parce qu’elle risque de piler dessus en dansant.
Madame Bolduc est d’accord, elle n’y avait pas pensé.
Ma mère dit que la secrétaire de l’école a téléphoné.
Elle raconte l’histoire à madame Bolduc et elles rient
ensemble. Je savais que ma mère n’exploserait pas, pas
sur les soeurs. Elle fait partie du comité qui réclame leur
départ. D’ailleurs, c’est décidé, elles vont partir. La nouvelle
va être officielle la semaine prochaine. Ma mère
doit se rendre à l’école avec les autres parents pour l’affaire
des bas golf. Selon elle, les soeurs sont trop vieilles:
elles ont fait leur temps. L’Église aussi. Ma mère ne va
pas à la messe la plupart du temps et, quand elle y va,
c’est parce que mon père a insisté. Elle a inventé pour
les voisins une vague histoire de ménopause et d’étourdissements.
Elle n’en dit pas plus mais je sais que ma
mère trouve que les soeurs et l’Église c’est dépassé et
que de toute façon lorsqu’on meurt, il n’y a rien. Nous
sommes des animaux comme les autres et le mieux
qu’on puisse faire, c’est d’engraisser la terre. Toutes ces
histoires de religion sont fausses et la plupart des curés
sont malhonnêtes et voleurs. Elle le sait, elle a deux cousins
qui ont volé le monde en Abitibi. Lorsqu’elle
explose là-dessus, mon père la fait taire et lui répète:
«Voyons, Simone, là tu vas trop loin.» D’ailleurs, mon
père, on dirait qu’il a deux phrases: une pour ma mère
et une pour moi. Lorsque je tiens tête à ma mère et
qu’elle fait semblant de tomber malade et n’en finit pas
de pleurer de rage dans son lit, mon père finit par venir
me voir et me demander d’être raisonnable. «Il faut
que tu sois raisonnable.» Il me répète cette phrase à
tout bout de champ, à croire qu’il n’a que cela à me dire.
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