Lloyd Jones Parle de son roman Mister Pip.
(Vidéo en anglais non sous-titrée. )
Les Noirs, en revanche, continuent de couler en Méditerranée, repas pour les requins. Jamais ces Noirs-là n'auront été aussi proches de l'Europe que lorsque les Européens mangeront le requin.
La Libye est le plus grand trafiquant d'êtres humains. Certains Noirs parviennent jusqu'en Europe. S'échouent à Lampedusa. S'ils pouvaient jeter un œil sur une carte avant de partir, ils verraient à quel point Lampedusa est minuscule. Le caillou que la botte italienne essaie de renvoyer sur l'autre rive. Ils débarquent et se retrouvent dans un centre de rétention. Ceux-là ont l'apparence d'êtres humains. Ils ont toujours un nom. Bientôt, pourtant, ils deviendront fantômes.
Un rien les affolait, même les yeux calmes et les bois du cerf accroché au mur en haut de l'escalier. Cette bête n'avait jamais été aussi incongrue qu'au moment où les étrangers se sont arrêtés pour la regarder. Pas une seule fois auparavant n'avions-nous songé à ce qu'il était advenu du reste de son corps, ni à ce que le cerf avait été à une autre période de sa vie, en tant que faon disons, lorsqu'une telle créature n'a aucun moyen de savoir ce que lui réserve l'avenir.
Il ous avait fallu un maître d'école, et M. Watts était devenu ce maître d'école. Il nous avait fallu un magicien pour faire apparaître de nouveaux mondes sous nos yeux, et M. Watts était devenu ce magicien. Quand il nous avait fallu un sauveur, il avait, là encore, rempli ce rôle. Et quand les Peaux-Rouges avaient exigé une vie, il avait donné la sienne.
Ce matin, la rosée brille cruellement sur l'herbe. Comme si elle voulait nuire et savait qu'elle ne disposait pour ça que d'un créneau de temps réduit.
Le jeune est plus mystérieux. Il est moins apprécié, mais personne ne saurait dire pourquoi. Lors de la pause café, nous testons des noms différents. Aucun ne lui convient. C'est aussi futile que d'essayer d'appeler un éléphant ou une antilope par un autre nom. Cela dit, "étranger" ne colle pas non plus. C'est comme quand on cherche à entendre le bruit de l'eau, alors qu'on entend seulement ce qui fait obstruction au courant.
Ainsi peut-être avez-vous reconnu les mots de Rilke. "Mais la peur de l'inexplicable n'a pas seulement appauvri l'existence de l'individu¹." Et ceci encore. Écoutez. "Nous ne sommes pas des prisonniers. Nulles trappes, nuls pièges ne nous environnent, il n'est rien qui puisse nous effrayer ou nous tourmenter. Nous avons été placés dans la vie comme dans l'élément qui nous convient le mieux, de plus une adaptation millénaire nous fait tellement ressembler à cette vie que, si nous restons en repos et grâce à un heureux mimétisme, on a peine à nous distinguer de ce qui nous entoure." Ce n'est pas, selon moi, un excellent texte, mais il compte quelques passages qu'il me suffit de réciter pour que l'étincelle qu'ils produisent me réchauffe les tripes. Rainer Maria Rilke. Il est mort, donc, peu importe. Le langage appartient à la race humaine dans son ensemble. Rilke est mort. Alors moi, qui suis tout à fait en vie, j'en récite quelques phrases lorsque j'ai besoin d'un repas. "Comment pourrions-nous oublier ces mythes antiques à l'origine de tous les peuples, ces mythes où des dragons, à l'ultime moment, se changent en princesses ; peut-être tous les dragons de notre vie sont-ils des princesses qui n'attendent que le moment de nous voir un jour beaux et courageux ..." Hier, j'ai récité cela ...
1. Traduction de Rainer Maria Rilke par Josette Calas et Fanette Lepetit (N.d.T.).
La foi, c'est comme l'oxygène. Elle vous aide à survivre. Parfois, on en a besoin, et parfois on peut s'en passer. Mais quand on en a besoin, on a intérêt à être bien entraîné, sinon ça ne marche pas. C'est pour cette raison que les missionnaires ont construit des églises : parce que on ne s'exerçait pas assez avant les églises. Les prières servent à ça, les enfants. A s'exercer à avoir la foi.
Rayonnante, Mabel se trémoussa sur sa chaise.
- Quand est-ce qu’on pourra dire qu’on le connaît, M. Dickens ? s’enquit-elle.
M. Watts pressa deux doigts contre son menton.
- C’est une très bonne question, Mabel. En fait, je tends à penser qu’il n’y a pas de réponse, mais je vais quand même essayer de t’en fournir une. Certains d’entre vous connaîtront M. Dickens quand nous aurons fini le livre. Il comporte cinquante-neuf chapitres, et au rythme d’un chapitre par jour, cela prendra donc cinquante-neuf jours.
Voilà qui n’allait pas être facile à expliquer à nos parents. Nous avions rencontré M. Dickens, mais nous ne le connaissions pas encore et ne le connaîtrions pas avant cinquante-huit jours. Nous étions alors le 10 décembre 1991. J’ai fait un rapide calcul : il nous faudrait patienter jusqu’au 6 février 1992.
[…]
Le temps que M. Watts termine le premier chapitre, il me semblait que c’était en fait ce garçon, Pip, qui s’adressait à moi. Ce garçon que je ne pouvais ni voir ni toucher, mais que je découvrais par lecture interposée. J’avais un nouvel ami.
De là-haut, on peut voir la Suisse et l'Autriche. C'est toujours une surprise de constater à quel point on en est proches. On pourrait y être en un claquement de doigts. Et, avec ce claquement de doigts, on mangerait d'autres plats et on réciterait d'autres poèmes.
Une chambre d’hôtel doit accueillir un client comme s'il était le tout premier à y dormir.