Une île : Maurice. Quatre personnages : un oncle et sa nièce, une femme qui vient de quitter son mari, un chef de bande assoiffé de vengeance. Une journée où tout va exploser : la cité, les haines et les colères, peut-être l'île aussi. Enfin, d'étranges animaux qui attendent que les humains finissent de se détruire pour vivre seuls, en paix : les caméléons. Unité de lieu, de temps, d'action ; le compte à rebours est lancé, la tragédie peut commencer.
Dans ce roman impossible à lâcher, tout à la fois drame social, fable contemporaine et méditation sur l'avenir de notre humanité divisée, Ananda Devi lie le destin de quatre anti-héros qui, sans le vouloir, vont allumer la mèche d'une révolte impossible à arrêter. Avec sa langue tour à tour tendre et ironique, tranchante et poétique, elle nous plonge dans le chaos des hommes, met à nu nos travers et nos fautes, et interroge la possibilité d'une rédemption rêvée. On ne sort pas indemne d'un livre si puissant. Mais on en sort réveillés.
Ethnologue et traductrice, Ananda Devi est née à l'île Maurice. Auteur reconnue, couronnée par le prix du Rayonnement de la langue et de la littérature françaises en 2014, elle a publié des recueils de poèmes, des nouvelles et des romans, notamment "Ève de ses décombres" (Gallimard, 2006, prix des Cinq Continents, prix RFO), "Le sari vert" (Gallimard, 2009, prix Louis Guilloux), et "Le rire des déesses" (Grasset, 2021, prix Femina des lycéens).
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Il ne bougeait pas, s'appliquait à jouer le sommeil. Mais cette bouche crispée comme de colère, cette poitrine qui se soulevait malgré soi, ces mains ouvertes sur la peau de bique, pareilles à celles d'un mort, tout cela n'était pas d'un dormeur, mais d'un homme lucide étouffé par son chagrin. C'était revenu d'un coup comme toujours, comme revient un mal incurable qu'on est las de surveiller, et dont le retour vous saisit presque en plein bonheur, quand on espérait que la trêve serait longue encore. Ça ne finirait donc jamais ! Il avait compté sur une sagesse qui viendrait avec l'âge, comme un bénéfice ou une récompense, comme un équivalent spirituel à la rente que lui servirait l'État, sous le nom de retraite, en reconnaissance de ses bons et loyaux services. Est-ce que le chagrin qui avait désolé sa vie ne prendrait pas un jour congé de lui, afin qu'avant de mourir il ait le temps et la chance d'un regard calme sur lui-même et sur le monde, espérance dont la réalisation, pensait-il, lui ferait accepter la mort qui, autrement, ne serait plus qu'un vol, une escroquerie honteuse ? Mais plus il vieillissait et plus il se disait qu'il faudrait aussi renoncer à cette espérance puisque le chagrin ne démissionnait pas et qu'en ce moment il serrait encore les dents sur sa douleur aussi fort qu'au lendemain de la catastrophe, après tant d'années.
Je détruis toute idole, et je n’ai pas de Dieu à mettre sur l’autel. Il faut avoir une bien piètre expérience de la vie pour oser croire à de pareilles foutaises. Les paradis humanitaires, les Édens sociologiques, hum ! Qu’il attende seulement d’avoir quarante ans, et d’être fait cocu par la femme aimée. Ensuite, on en reparlera. Ah ! là là. Dans ce monde, chacun se débrouille, chacun y est pour son compte, pour sa peau. Des conquêtes ? Celles qu’on opère soi-même. Oui : être un loup. »
Certes, Cripure aimait son pays, et cet amour de la patrie était peut-être en lui la chose la moins falsifiée. Mais enfin, cet amour de la patrie, il ne fallait pas le confondre, comme le faisait Babinot, avec l’amour des militaires, ou comme tant d’autres, avec l’amour de la mort. Il ne fallait surtout pas le confondre avec un plat acquiescement au conformisme des autres.
Werner s’était collé au garde-à-vous contre le mur. Le Général s’arrêta.
Un temps.
- Voilà un robuste gaillard, dit-il. Il le toisa des pieds à la tête. Werner ne broncha pas.
- C’est le cuisinier de l’hôpital... un des cuisiniers, mon Général, expliqua M. l’Econome. On nous l’a prêté pour notre petite réunion.
- Un Alsacien, dit Nabucet.
- Tiens, tiens, dit le Général en se grattant le menton. Mais, mon garçon, pourquoi ne vous êtes-vous pas engagé ? Vous venez du camp des prisonniers civils ?
- Oui, mon Général.
- Vous avez des parents en France ?
- Non, mon Général.
- Et... faisiez-vous partie d’une société française quelconque ?
- Aucune, mon Général.
- Est-ce que vos parents étaient français avant 1870 ?
- Oui, mon Général.
- Est-il en mesure de le prouver ?
- Mon Général, dit Bacchiochi, la question s’est posée déjà plusieurs fois. Il a même été convoqué à la Préfecture spécialement à cet effet et son dossier a été examiné.
- Je veux bien le croire, mais dans tout ceci je ne vois pas la raison qui empêcherait ce garçon de rejoindre la Légion Etrangère. Qu’en pensez-vous ? dit-il en s’adressant à Werner.
Werner n’avait pas bougé d’une ligne.
- J’ai deux frères mobilisés en Allemagne, mon Général.
- Ah ! Ah ! Et ils se battent ?
- Oui, mon Général.
- Sur quel front ?
- Je l’ignore, mon Général.
- Bien, bien. Vos scrupules sont respectables. Mais en fin de compte, vos frères sont alsaciens, comme vous. Pourquoi se battent-ils contre nous ? Oui, je sais, la question est très délicate, mais à mon avis, puisque vos frères se battent, jeune homme, je ne vois pas pourquoi vous n’en feriez pas autant. N’est-ce pas évident ? demanda le Général en se tournant vers l’assistance.
Ils opinèrent tous, les uns de la voix, les autres du bonnet seulement.
- Permettez, mon Général, j’ai encore mon père et ma mère.
- Oh ! A votre âge, voyons, vous êtes bien assez grand pour vous passer de leur avis.
Il se décida à reprendre la montée. Werner salua et descendit.
- On ne surveille pas assez ces cas particuliers, conclut le Général. Il faudra suivre cette affaire-là...
« Foutu » pensa Werner.
On s'arrange toujours avec la mort, jamais avec la vie.
Il méprisait les hommes dont il savait les ressources infinies pour faire le mal.
__Oh! disait-il parfois, en souriant, ce n'est pas par bonté que les hommes s'abstiennent de faire le mal !
S'ils n'écoutaient que leur coeur !
Je doute qu’aucun amour vaille celui des pauvres. Le nôtre était un amour religieux. Nous savions(...) que cet amour-là n’était possible qu’à l’intérieur d’une certaine catégorie, qu’il n’était propre qu’à de certains êtres, vivant dans des conditions définies : les nôtres. Et qu’au-delà de nos frontières, il perdait non seulement sa vertu, mais devenait incompréhensible et honni.
(...) Oui, nous savions, et peut-être même était-ce ce que nous savions le mieux, que cet amour tirait sa plus grande force du fait qu’ailleurs nous n’étions pas aimés.
... on s'arrange toujours avec la mort, jamais avec la vie.
( Coco perdu )
Tant qu'il avait cru mépriser le monde, comme il avait été fort ! Mais le monde se vengeait. Cripure mesurait aujourd'hui combien il lui avait été facile de se poser en adversaire. Désormais, cette attitude n'avait plus aucun sens. L'aventure humaine échouerait dans la douleur, dans le sang. Et lui, qui avait toujours prétendu, comme à une noblesse, vivre retranché des hommes et les mépriser, il découvrait que le mépris n'était plus possible, excepté le mépris de soi.
- Oui, dit Faurel, les temps sont bien changés. Que dit-on ici de la guerre ?
- N’est-ce pas, vue d’ici, la guerre n’est qu’un conte. Un conte sanglant, mais un conte.
Le député ferma les yeux, en haussant les épaules, résigné et méprisant.
- Triste psychologie, dit-il
- Biologie, dit Cripure, en se forçant à rire.
- Quand ça va si mal !
- Vraiment ?
- Oh ! quand on pourra tout dire...
« Bah ! pensa Cripure, connaîtrait-on jamais les dessous de la guerre ? Saurait-on jamais le détail de cette immense saloperie ? » Il ne le désirait peut-être pas. Non seulement il aimait à être dupe, mais il voulait l’être avec mystère.
- Que penser d‘une humanité entièrement occupée à se détruire ?
- Il est probable qu’elle ne mérite pas mieux.
Cela fit rire Cripure, cette fois franchement. Devant une telle pensée il se retrouvait chez lui.
- L’homme n’était pas nécessaire, dit-il.