NOUS DEUX
Nous deux nous tenant par la main
Nous nous croyons partout chez nous
Sous l’arbre doux sous le ciel noir
Sous tous les toits au coin du feu
Dans la rue vide en plein soleil
Dans les yeux vagues de la foule
Auprès des sages et des fous
Parmi les enfants et les grands
L’amour n’a rien de mystérieux
Nous sommes l’évidence même
Les amoureux se croient chez nous.
On ne peut me connaître 1935
On ne peut me connaître
Mieux que tu me connais
Tes yeux dans lesquels nous dormons
Tous les deux
Ont fait à mes lumières d’homme
Un sort meilleur qu’aux nuits du monde
Tes yeux dans lesquels je voyage
Ont donne aux gestes des routes
Un sens détaché de la terre
Dans tes yeux ceux qui nous révèlent
Notre solitude infinie
Ne sont plus ce qu’ils croyaient être
On ne peut te connaître
Mieux que je te connais.
APRÈS MOI LE SOMMEIL
À Max Ernst.
extraits 10, 11, 12
10
Je me tournai le brouillard avec moi
Tourna
11
J’eus tout mon poids horizontal
12
Un rien de temps et ce sera le jour entier
La pierre mâche des semblants d’épée
Sur des charnières de verdure l’azur bat
La tête secoue son aurore
Un rien de temps et le soleil prête serment
DIMANCHE APRÈS-MIDI
S’enlaçaient les domaines voûtés d’une aurore grise
dans un pays gris, sans passions, timide.
S’enlaçaient les cieux implacables,
les mers interdites, les terres stériles,
S’enlaçaient les galops inlassables de chevaux maigres,
les rues où les voitures ne passaient plus, les chiens et les chats mourants,
S’auréolaient de pâleur charmante les femmes,
les enfants et les malades aux sens limpides,
S’auréolaient les apparences,
les jours sans fin, jours sans lumière, les nuits absurdes,
S’auréolait l’espoir d’une neige définitive,
marquant au front la haine,
S’épaississaient les astres, s’amincissaient les lèvres,
s’élargissaient les fronts comme des tables inutiles,
Se courbaient les sommets accessibles,
s’adoucissaient les plus fades tourments,
se plaisait la nature à ne jouer qu’un rôle,
Dans ces domaines confondus
où même les larmes n’avaient plus que des miroirs boueux,
dans ce pays éternel qui mêlait les pays futurs,
dans ce pays où le soleil allait secouer ses cendres.
COUVRE-FEU
Que voulez-vous la porte était gardée
Que voulez-vous nous étions enfermés
Que voulez-vous la rue était barrée
Que voulez-vous la ville était matée
Que voulez-vous elle était affamée
Que voulez-vous nous étions désarmés
Que voulez-vous la nuit était tombée
Que voulez-vous nous nous sommes aimés.
Paul Eluard, 1942
Comprenne qui voudra
Comprenne qui voudra
Moi mon remords ce fut
La malheureuse qui resta
Sur le pavé
La victime raisonnable
À la robe déchirée
Au regard d’enfant perdue
Découronnée défigurée
Celle qui ressemble aux morts
Qui sont morts pour être aimés
Une fille faite pour un bouquet
Et couverte
Du noir crachat des ténèbres
Une fille galante
Comme une aurore de premier mai
La plus aimable bête
Souillée et qui n’a pas compris
Qu’elle est souillée
Une bête prise au piège
Des amateurs de beauté
Et ma mère la femme
Voudrait bien dorloter
Cette image idéale
De son malheur sur terre
LE HÉRISSON
Le ciel de mon village
Est un grand coquillage
Des gouttes d’eau y roulent
Des murs, des maisons tristes
Une charrue qui bat
Comme un bateau qui sombre
Une voile au couchant
Qui coule en un clin d’œil
Le dos des tortues
Une giroflée
Que la foudre peint
Sur l’œil du jardin.
Nous ne trouvions rien à nous dire
Un reste de clarté nous montrait sur la route
Le corps d’un hérisson écrasé dans la boue
Et le reflet, au loin, de l’eau dans les ornières.
SI TU AIMES
Si tu aimes l’intense nue
Infuse à toutes les images
Son sang d’été
Donne aux rires ses lèvres d’or
Aux larmes ses yeux sans limites
Aux grands élans son poids fuyant
Pour ce que tu veux rapprocher
Allume l’aube dans la source
Tes mains lieuses
Peuvent unir lumière et cendre
Mer et montagne plaine et branches
Mâle et femelle neige et fièvre
Et le nuage le plus vague
La parole la plus banale
L’objet perdu
Force-les à battre des ailes
Rends-les semblables à ton cœur
Fais-leur servir la vie entière.
// Paul Eluard France (14/12/1895 -18/12/1952)
LA TÊTE
La guillotine est le chef-d'œuvre de l'art plastique
Son déclic
Crée le mouvement perpétuel
Tout le monde connaît l'œuf de Christophe Colomb
Qui était un œuf plat, un œuf fixe, l'œuf d'un inventeur
La sculpture d'Archipenko est le premier œuf ovoïdal
Maintenu en équilibre intense
Comme une toupie immobile
Sur sa pointe animée
Vitesse
Il se dépouille
Des ondes multicolores
Des zones de couleur
Et tourne dans la profondeur
Nu.
Neuf.
Total.
juillet 1914
p.123
Le temps est venu où tous les poètes ont le droit et le devoir de soutenir qu'ils sont profondément enfoncés dans la vie des autres hommes, dans la vie commune.