Les Tortues de
Loys Masson, réédité par L'Arbre vengeur dans la collection L'Alambic avec une préface d'
Eric Dussert.

Une épouvantable misère succéda aux cyclones. Ceux de ma génération s'en souviennent encore. Toute l'île baignait dans la faim. Que de longs regards sur les chemins ! Des couteaux ! et qui vous suivaient, qui pointaient vers vos omoplates ou venaient au-devant de vous à hauteur d'estomac — tous ces gens, tous ces estomacs qui vous haïssaient d'avoir mangé. Je revois les cortèges de chômeurs allant de porte en porte, ne sachant même plus mendier, à la fois menaçants et peureux ; celui-là notamment où les hommes portaient en guise de bannière le sari jaune d'or d'une Malabaraise attaché à une gaule de bambou. Ils criaient que ses jumeaux étaient morts de privation et que Dieu les mutliplierait par cent mille dans la vengeance et comme chacun j'appréhendais l'émeute, tout en me prouvant que ces malheureux étaient trop faibles pour tenter quoique ce fût. De temps à autre la femme elle-même prenait la tête de la procession, demi-nue, ses seins flasques lui pendant presque sur le ventre, hurlant et invectivant, par moments se roulant dans la poussière — hystérique — jusqu'à ce que les policiers la ramènent à la raison à coups de gourdins et de ceinturons, bien plus pour l'obscénité de son attitude que pour le reste. Alors elle avait de rauques plaintes, un peu comme les appels d'un oiseau de mer à l'époque de la pariade.
POÈME MALADROIT
Extrait 1
J'AVAIS porté pour accueillir dans ma maison cet enfant nou-
veau venu une brassée de lilas
Sauras-tu jamais, petite chair, sauras-tu combien je t'ai aimée ?
Là-bas en prison de meulière vieille la liberté pourrissait
et les pontifes des peuples aux doigts bagués de gâchettes dis-
tribuaient l'hostie au goût de charançon la mort
On faisait sous les ailes de l'Ordre exploser la bombe-préfigu-
ration dans le Nevada, cent mille oiseaux inverses une babylone
suspendue de tombes.
Tu étais plus fort qu'eux dans ta faiblesse ; plus fort dans ta
fragilité évasive de lilas et je t'aimais.
…

BLEU, PREMIER JUGE
BLEU, tribu unique.
Constamment en route vers les miroirs naturels de verre et
d'eau, rond, républicain, débonnaire en famille jusqu'au rire
grossier, hautain en assemblée, par exemple lorsqu'il se penche
par-dessus l'épaule d'un vert — protecteur quand un jaune lui
demande la clef de l'éblouissement et tressaille par trois fois,
long phare sur la plus mince des jetées — toujours tenant en
réserve un blanc effilé comme un couteau, un or qui est la vi-
bration éperdue de deux roues dentelées — banal dans son
énorme odeur de végétation — adhérant indifféremment à tel ou
tel cadre alors que les autres couleurs s'approchent et tâtent
avant de se fixer — parfaitement amphibie — parfaitement
aérien — joueur dans ses rebonds, grave et pompeux dans son
centre, cristallin par protestation dès qu'il entre en société du
noir — ruant comme un cheval caparaçonné, jurant en rouge, en
mauve — économe de ses gestes — maraudeur par le regard —
pleins de signes de croix inachevés — plein de belettes, de taupes
enfouies, de renards éventails, de bons épagneuls au grogne-
ment mouillé — toujours vous assermentant, car on ne ment
qu'au vert — tête à la fois de juré, de prêtre, de pugiliste, de
médecin.

Thomas Wilson fit avaler à sa jument du bleu de méthylène contre la boiterie et il s’enfonça à travers les espaces. Dans sa poche droite, il avait un revolver d’argent et dans la gauche une machine pour charmer les cyclones. Dans ses fontes étaient divers talismans, un remède contre la phtisie astrale, des pilules de longue vie, ainsi qu’un puissant aphrodisiaque lui permettant de satisfaire les déesses rencontrées qui sans cela lui auraient fait mauvais accueil... Il emportait également le crâne d’Endymion, retenu à sa selle par un cordon de soie.
Thomas Wilson chevaucha trente ans. Il alla sur terre et dessous, dans l’air et jusqu’au fond de cette caverne mystérieuse qui ouvre les aisselles de l’air, patrie de démons manieurs d’éclipses. Le crâne d’Endymion lui servait de boussole, les deux yeux fixant l’ouest obstinément; la lune au soir jaillissait comme une explosion blanche et dans le crâne un orgue lointain se mettait à jouer. Alors Thomas Wilson s’arrêtait et buvait à sa grande gourde.
Quatre ou cinq déceptions et l'enfance vous quitte avec toutes ses lumières et on ne la regagne jamais. On est de petits hommes avant l'âge, on charge sa croix, on trouve tout prêts le manteau et les clous et l'éponge imbibée de vinaigre...
Je ne suis pas grand-chose, mais tout
de même ceci : l'ambassadeur d'une
énorme liberté, celle des hommes qui ne
l'ont pas encore trouvée, et c'est en son
nom que je voudrais être à l'origine d'une
sortie victorieuse des forces d'insolence.

Et puis un visage noir, un visage de vrai nègre est toujours plus rassurant qu'un autre. Il y a ce dessin ouvert des lèvres, offert à quelque chose de béat peut-être mais d'activement amical, cette bonté qui habite le front et le nez. Il y a aussi quelque chose d'enfantin, même dans les très vieux noirs ; et l'enfant est confiance plus que fragilité. Un visage blanc - je ne dis pas le mien, ce miroir éclaté - votre visage dans une glace ou celui de votre voisin, détaillez-le : quoi que vous prétendiez ou qu'il prétende, il est voué à l'inquiétude. N'est-ce pas la nuance qui le veut, ce blanc faux qui est la pauvreté et la mort d'une couleur ? Race suspecte se prétendant reine ! Je n'ai jamais conçu Orphée de la légende que noir d'ébène - que sonore et que net. c'est un noir qui se concilie les bêtes, fait se pencher en alliés, en amants, les arbres et les roseaux, dompte la musique, echante le silence, guérit. Le blanc c'est Adam de l'Eden ; il pèche, il se damne. Vivant, il est déjà comme mort ; il a la teinte de la mort. Il vogue et va dans la couleur négative... Maccaïbo comme tant d'autres de sa race était un homme sur le chemin du retour au Paradis Perdu. Je le haïssais pour sa brutalité ; je l'aimais pour sa géante innocence.
COMPLIES
Extrait 2
Il n'est pas un arbre de ce printemps qui n'ait le tronc pris
d'une chaîne
les fers d'un esclave qu'il rejoint dans l'humus père des révol-
tes ;
Debout il entonne sa floraison comme un hymne au sang versé
de l'homme
et ses branches sont des arcs bandés vers les portes des bas-
tilles.
Il n'est pas un châtaignier qui ne sente durcir comme des
balles ses châtaignes prochaines
balles contre les balles qui couchèrent à son ombre les fusillés
Il n'est pas une mousse qui ne suppure, il n'est pas une
verveine
mon Dieu il n'est pas une fragile centaurée
Il n'est pas un jardin qui ne soit un drap de colère
soulevé sur le souffle égal des grands morts,
il n'est pas une mouette il n'est pas un goéland sur la mer
que ne rougisse la liberté.
…
Lle fils qui nous viendra un jour nous l'élèverons pour les barricades si la justice n'est encore pas de ce monde.
Il marchera dans l'ombre des martyrs, camarade des fleuves, des forêts, des sillons...
Paisible sera son visage comme fut votre visage aux jours de tyrannie quand mésange d'un chant libre vous étiez plus forte que le malheur et qu'aux errants chaque soir votre coeur ouvrait notre maison sur les glacis.
On l'appellera Enfant, puis il grandira plus haut qu'un chêne des bois.
Ses bras seront des rameaux où nid des anciens jours notre amour se balancera.
A l'appel des pauvres sa voix lévera comme un silo...
POEMES D'ICI
Nous sommes sortis. En nous apercevant, Lucie hausse rageusement les épaules, chuchote à l'oreille de ma mère, et toutes deux font rentrer les enfants qui jouaient sur la terrasse en bordure de la mer.
— André, Jeanne, crie Lucie, vos leçons ! Laissez tante Gennie se promener tranquillement.
Geneviève suit du regard les enfants, longtemps. Elle s'est durcie. Désir de ce qui ne sera jamais pour elle? Regret? La petite Jeanne baisse la tête mais André conserve u n visage goguenard avec son nez pète-en-l'air et ses cheveux coupés à la brosse... Le lagon est la sérénité même. Pas une ride.