Avec "Chaudun, la Montagne blessée", Luc Bronner, directeur des rédactions du journal le Monde, tire une enquête méticuleuse et passionnante.
Merci à notre libraire Yann pour ce conseil !
Livre disponible ICI https://bit.ly/3kAdDU2
Publié aux Editions du Seuil.
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L'hiver, les sols se couvrent de givre. Cette neige ne tombe pas du ciel, elle pousse comme de l'herbe lorsque les nuits sont froides, le ciel dégagé, l'air suffisamment humide. La vapeur d'eau se condense directement sous forme solide. Des pointes blanches tournées vers le ciel, comme le feraient des stalagmites. Des forêts minuscules de cristaux d'une extrême fragilité, dans les fonds de vallon, près des ruisseaux, des torrents. Miracle magnifique de la glaciation nocturne dans les vallons alpins. Souvent quelques millimètres, parfois plusieurs centimètres d'épaisseur. J'aime le bruit de cette neige qui crisse lorsque les chaussures l'écrasent − les habitants devaient détester parce que le givre était le signe du grand froid et de la neige qui demeureraient trop longtemps.
Sur les crêtes, quand hurle le vent du Nord qu'on appelle la bise, exaspérante, épuisante, vent qui porte si mal son nom, l'homme peut perde courage comme on perd patience.
La société est ouvertement inégale. Dans le registre du conseil municipal, je trouve cette délibération qui résume la hiérarchie sociale, sexuelle et familiale de l'époque :
M. le Maire de Chaudun expose à son conseil que les chemins communaux ou d'exploitation ne sont pas praticables. Les membres présents reconnaissent que lesdits chemins ont besoin d'être réparés, ils prennent les décisions suivantes :
ARTICLE PREMIER
Tous les chemins seront rétablis dans leur état primitif et chaque propriétaire y coopérera pour égale part.
ARTICLE DEUX
Les journées sont évaluées comme suit
1 : journée d'homme trois francs
2 : journée de femme un franc cinquante centimes
3 : journée d'enfant un franc cinquante centimes.
Son écriture est magnifique, sûre d'elle, affirmative, décisive. Toute l'autorité de l'administration des Eaux et Forêts transpire dans ses arrondis, ses déliés, les mots soulignés, les virgules qui rythment les phrases, les points qui les ferment quand il le faut, et les points-virgules, oui les points-virgules, surtout les points-virgules, qui proclament la maîtrise de la langue et qui distinguent ceux qui savent de tous les autres.
Le cimetière. C'est là, mieux qu'ailleurs, que se comprennent les sociétés. Leurs fractures. Leurs plaies. Leurs secrets.
Au détour des rapports que produit l'Administration à cette époque pour se féliciter de ses bons résultats, je tombe sur cette précision, note de bas de page de la société française en cette fin de XIXe siècle : « Un seul décès accidentel a eu lieu à La Roche-sous-Briançon dans les circonstances que voici : la nourrice avait laissé l'enfant seul devant sa maison. Pendant son absence, un porc sort de la fange et mange les deux mains et un bras du nourrisson. Une plainte est portée contre cette nourrice imprudente, elle est condamnée par le tribunal de Briançon à deux jours de prison. L'enfant appartenait à l'Assistance publique des Bouches-du-Rhône. »
Deux jours de prison.
L'enfant appartenait à l'Assistance publique...
Dans la pièce du rez-de-chaussée, efficaces, précises, les voisines sont venues préparer le corps, le laver, enfiler les habits de fête. Le travail des vieilles, celles qui ont tout vu, tout vécu, tout subi. Les hémorragies des mères qui se vident après les accouchements et qu'on voyait d'abord se débattre avec la douleur, puis sombrer, les yeux mi-clos, emportées par la fatigue et le découragement. Les pères ne voyaient rien, on venait leur dire, après des heures, parfois un jour ou deux, rarement plus, que c'était fini, qu'il faudrait continuer seuls à nourrir les enfants et la grand-mère ou le grand-père, bouches inutiles qui s'accrochaient à la vie. Cela les incitait à trouver très vite une autre épouse, systématiquement plus jeune, pour faire d'autres enfants, avec les mêmes risques. Les femmes, elles, on venait les prévenir lorsque leurs maris, leurs frères ou leurs fils avaient été blessés pendant la chasse, pendant la coupe, sur un sentier, dans une rivière − la montagne offre tant de lieux pour mourir. Une hache qui dérape et fait couler le sang. Un arbre qui ne tombe pas là où il devrait et fracasse l'imprudent. Un malheureux qui chute, déséquilibré, d'une vire et qui finit déchiqueté sur les roches éternelles.
Il faut se méfier des religieux en colère. De leur plume nourrie dans l'amour de Dieu et de la dureté du monde dans lequel ils assument leur mission.
On ne peut comprendre la montagne sans penser à la sueur de ceux qui l’ont occupée, exploitée, vécue. Les Alpes sont des cimetières de hameaux abandonnés par l’homme. Nul autre territoire, en France, n’est composé d’autant de vestiges délaissés, sentiers et canaux, caves et étables, digues et ponts, qu’il faut apprendre à lire, telle une grammaire vivante de la montagne.
Au photographe, à l'instant où il a pu poser son sac, étirer ses membres, souffler fort comme le font les hommes qui marchent en montagne, on a sans doute donnée de l'eau fraîche, avant d'offrir un verre de rouge des Alpes, râpeux, presque irritant, comme l'étaient les vins du pauvre et de la messe.