Luc Rigoureau

Souvent il pleure parce que, en une seule journée, il a entrevu la vie qu’il n’a jamais eue, la vie qu’il aurait pu avoir, la vie qu’il ne peut avoir à cause de la vie qu’il a eue.

Elle consulte les réactions à la publication qui se prétend de ce matin. J’adore les fleurs. J’ai hâte d’écouter ton album. Elle rafraîchit la page, des fois qu’une autre louange soit apparue – non – et bien qu’elle sache que cela ne servira qu’à la plomber davantage, elle retourne sur Facebook, sur l’image de la main de Sabrina. D’autres cyclistes déboulent à fond de train avec leurs horribles sifflets stridents et lui braillent de se pousser de là. Mais elle est incapable de s’arracher au spectacle de sa sœur et de sa béatitude. Elle ne peut échapper à l’abominable sensation qu’elle-même s’est trompée du tout au tout.
Je suis perdue, songe-t-elle de nouveau et, cette fois, elle saisit à quel point c’est vrai.

Les avenues sont les artères suivant une ligne nord-sud, tandis que les rues s’alignent d’est en ouest, leur numéro augmentant au fur et à mesure qu’on monte. Les premières sont divisées entre est et ouest de part et d’autre de la Cinquième, qui forme comme une colonne vertébrale centrale. D’après le guide, si on se perd, les sites célèbres sont pratiques pour s’orienter : les Tours jumelles tout en bas, l’Empire State Building plus haut.
Les Tours jumelles n’existent plus, Nathaniel le sait. Les mentionner dans un livre comme point de repère, comme un panneau indicateur, les considérer comme éternelles relève d’une forme d’orgueil démesuré.

Sur l’échelle de Hayden, elle se situe entre le buzz et la petite notoriété. Quand elle va danser en boîte ou se rend dans un bar/café fréquenté par des Acteurs/Mannequins/Chanteurs qui montent, on la reconnaît ; quand elle participe à un événement marketing dans un centre commercial (ce à quoi elle a renoncé depuis peu, activité trop décalée pour l’image recherchée, d’après les attachés de presse), on l’assaille. Mais dans les transports en commun, au milieu de la populace normale, elle n’est absolument personne. Ce qui n’empêche pas sa mère de croire que le moindre de ses actes est censé provoquer la convoitise d’autrui.

Joyeux anniversaire ! Y a-t-il une personne au monde qui ne soit pas capable de chanter ça ? Un enfant en est capable. Quelqu’un qui chante faux en est capable. Afin de montrer le mépris que lui inspire cette demande, la jeune fille se lance en adoptant une prononciation française outrée. Quand sa mère fronce les sourcils, elle en rajoute une couche.
Malheureusement pour elle, sa voix est plus maligne que ce qu’elle croit. Elle ne se laisse pas avoir par ses clowneries et son prétendu mauvais accent. Dès que la mélodie saute d’une petite octave de rien du tout, Freya trébuche. S’affole. Tombe en apnée.

Elle a dit oui ! Il faut une minute à la jeune fille pour saisir le sens de cette phrase. Sa sœur s’est fiancée. À Alex Takashida. Un type dont Freya n’a jamais entendu parler, qu’elle n’a a fortiori pas rencontré.
Quand elle clique sur le fil de l’heureux élu, elle s’aperçoit que lui alimente son profil. Sabrina y figure, même si elle n’est pas taguée. La voici qui trinque avec Alex au restaurant. La voici en sa compagnie sur une plage. Et là, hilare, entre lui et leur mère. Ici, qui ressemble moins à une personne qui s’est tellement sacrifiée qu’à quelqu’un nageant en plein bonheur.

Obéissant aux ordres de Hayden, elle n’y a rien posté depuis des mois. Il tenait à « affamer » les fans pour qu’ils dévorent à pleines dents le futur album et les vidéos l’accompagnant. Quand Freya a exprimé sa peur d’être oubliée, il lui a répondu qu’il existait d’autres moyens de rester sous l’œil du public. Il a recruté une attachée de presse, dont le boulot a consisté à répandre des exclusivités anonymes au sujet de la jeune fille.

Pour être honnête avec elle-même, Freya doit admettre que ses intentions ne sont pas tout à fait honorables elles non plus. Maintenant que la brume s’est dissipée et qu’elle se rend compte de ce qu’elle a fait – se casser la figure alors qu’elle contemplait les photos du bonheur de sa sœur, qui a dit oui, sur un mec qui passait par là –, son inquiétude concerne plus son propre bien-être que celui de sa victime.

Je savais que Jasmine était censée être jolie, et ses robes, sexy. Je savais qu’elle suscitait le désir rien qu’aux intonations de Saif. Sauf qu’elle m’indifférait. Moi, c’était Aladdin qui me captivait. Je n’arrivais pas à me détacher de lui. Ses traits étaient beaux, d’une finesse identique à celle d’Amir, et lors des scènes où il était torse nu, les picotements étaient plus forts que jamais.

Il n’empêche, la meilleure méthode pour amadouer quelqu’un est celle du « qui aime bien, tue bien ». Autrement dit, d’être sympa avec son ennemi.