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Citation de mimo26


mimo26
03 décembre 2018
Longtemps je me suis couché débonnaire.
Je ne suis pas un dur, moi. J’ai une drôle de tête qui n’effraie personne.
Ce sont ces dents qui gâchent un ensemble déjà peu séduisant ; de longues
dents qui partent en avant. Même avec un flingue à la main, on m’ignorerait
ou je ne serais pas crédible. Il y a des gens qui savent capter la lumière ; et
avec la lumière, l’attention. C’est ce qu’on appelle le charisme, je suppose.
Charismatique, je ne le suis pas, non. Je le voudrais, je l’ai voulu, mais
j’ai renoncé. Je suis un type normal. Un badaud. Un quelconque. Un quidam
qui se noie dans la masse et qu’on ne voit pas. Un fantôme dans une légion de fantômes. Car – ça me rassure – je ne suis pas seul. Des cohortes de fantômes marchent droit devant eux, suivant le troupeau, se demandant si aujourd’hui sera aussi déprimant qu’hier. La réponse : oui.
Donc : je suis sans relief, sans couleur, sans vie. Il n’y a pas que mes
dents en avant qui posent problème. Franchement, quand je parle au téléphone et que je dois répéter, après un silence qui me paraît interminable, le long et monotone discours que je viens de tenir, je ne peux pas accuser mes incisives d’en être responsables, non ? Je fais avec. C’est une expression que j’affectionne, ça, de faire avec. On fait avec quand on n’attend plus grandchose.
Quand je lorgne ma tronche dans un miroir et que je soupire, je me dis
que je vais faire avec. Après tout, il y a des gens qui se traînent la même
mâchoire mais qui en plus n’ont rien connu qui les fasse vibrer un tant soit
peu. Ce n’est pas mon cas.
La virilité. Je me suis souvent posé la question : suis-je viril ? Et si je ne
le suis pas, est-ce seulement dû à mes dents en avant ? Je ne pense pas être
particulièrement viril mais je ne pense pas être efféminé non plus. Je suis
neutre autant que je suis fade. C’est du ni ni pour tout, avec moi. Ni beau ni
moche. Ni viril ni pas viril. Ni ni. Rien. Le néant.
Comment un homme comme moi a-t-il pu séduire une femme comme
elle ?
Et oui, je suis débonnaire. La preuve : la caissière, en face, avec ses cheveux gras retenus en chignon et ses yeux éteints, ne m’entend pas. Je
pourrais froncer les sourcils et essayer d’en imposer, ce serait peine perdue. Et moi, quoi ? J’ai honte. J’imagine. Je scénarise. Je suspecte les trois clients
derrière moi, avec leur pâtée pour chats et leur boîte de raviolis premier prix, de me fixer avec de grands yeux globuleux. Je dois être le centre de
l’attention et je déteste ça. En haussant le ton – mais rien qu’un peu –, je
redemande à la caissière un sac. Elle me le tend sans me regarder. Je suis un peu vexé mais je fais avec.
Rapidement, je ramasse mes cannettes de bière qui ont roulé au bout de
la caisse et je les place au fond du sac. Les carottes et la salade les rejoignent.
Les carottes et la salade sont des leurres. Elles ne sont là que pour donner le change. Je vais les balancer dès que je serai chez moi. Je les achète pour une seule raison : je ne voulais pas qu’on remarque que je n’achète que de
l’alcool.
Je paye. La caissière n’a toujours pas tourné son visage dans ma
direction. Invisible. Futile. Je ne suis qu’un détail. Une mouche dont on
oublie le bourdonnement au bout d’un certain temps. On s’habitue aux
acouphènes.
Je ne peux pas lui en vouloir, à cette femme, de m’ignorer. Elle me
ressemble un peu, finalement. Elle aussi, elle n’espère plus que quelque chose la tire de sa léthargie. Elle n’est pas là par plaisir. Prendre son pied avec ces tâches répétitives, sérieusement ? Nous sommes les gens gris. Ceux qui n’espèrent rien. Pire : ceux qui n’espèrent plus. C’est vrai, ça, qu’on trouve des êtres plus affligés que ceux qui se laissent glisser tranquillement vers le rien : ceux qui ont eu une vie qui en valait la peine et qui ont trébuché sont encore plus à plaindre.
Moi, ma vie de merde, je m’en suis contenté. Et puis non, c’est faux, ma
vie n’était pas merdique puisqu’elle était là, elle, celle qui m’a éclairé.
Voilà que je me morfonds et que j’en rajoute… J’ai eu des moments de
joie. Mais c’est trop tôt pour en parler.
Je sors du supermarché. Je n’ai pas acheté de bouteilles d’alcool fort.
Pas besoin, mes réserves sont déjà faites. Je descends le boulevard. Sur ma
gauche, un café. Le café. J’entre.
Trois vieux biberonnent leur ballon de Muscadet au comptoir. Je
pourrais en faire autant. Je pourrais moi aussi commander la pisse locale
qu’ils s’enfilent dès l’aurore et déblatérer avec eux. On causerait de politique
en râlant qu’il y a trop d’impôts et que « la jeunesse, aujourd’hui, c’est plus ce que c’était ». De la compagnie, c’est peut-être ce qu’il me faut. Entre
poivrots, on s’identifie facilement et on sympathise encore plus vite. C’est l’esprit de meute. Ceux qui lèvent le coude sont sociables. Même pas besoin
d’un clin d’oeil, un rictus ou un borborygme suffisent pour se reconnaître.
Non. Je n’attends rien. Pas envie de discuter. Quand on discute avec
quelqu’un, il finit invariablement par s’intéresser à vous – même si pour
s’intéresser à moi, il faut profondément n’avoir rien à faire de sa vie.
S’intéresser à moi, c’est du masochisme. Et quand on parle, on doit toujours
se justifier à un moment ou à un autre. Non. Pas envie.
Je commande un café. Ma voix est hésitante et je le suis aussi. Je reste
quelques instants les bras ballants, cherchant où m’installer. Sur ma droite,
près des toilettes, une petite table ronde. Je me vautre sur la chaise en bois en prenant garde de ne pas faire de bruit pour ne pas attirer l’attention. Le patron m’apporte mon café. Lui aussi ne me regarde pas. Le dernier sourire qu’on m’a adressé ? Voyons voir…
Bruit de chasse d’eau. Puissant, le bruit. Puissant donc gênant. Les
regards se tournent vers moi et je suis mal à l’aise. C’est pourtant ce que je
voulais, de l’attention. Ou peut-être que je la veux et que je la redoute en
même temps ? Un type ouvre la porte des toilettes et en passant devant moi, il frôle ma table et fait tomber par terre mon écharpe. Je la ramasse et je ne dis rien. Pas d’excuse.
Je suis un intrus. Tous se connaissent, dans ce bar miteux. Mais en dépit
de mon irrésistible envie de quitter les lieux, je dois attendre. Lui au moins,
celui avec qui j’ai rendez-vous, je dois lui dire au revoir. Non, pas au revoir ;
adieu.
Tout est prêt. Là-bas, un peu plus loin, à trois ou quatre cents mètres, au
deuxième étage de l’immeuble, dans mon appartement, m’attendent les
provisions que j’ai constituées en vue de mon périple prochain. Et pas des
carottes et de la salade, non. De vraies provisions. Des choses utiles : des
bouteilles. Des réserves pour deux bonnes semaines. J’imagine que je serai
mort avant.
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