Henri, Henri, vous êtes toujours là. Ecoutez, faites-vous une raison. Nous vivons d'étranges temps. Les choses changent très vite, et sous nos yeux. C’est comme ça. Aujourd'hui, ce sont les Nègres qui parlent, et vous qui devez écouter. Non, je n’ai pas perdu la tête, Henri.... . Vous allez vous cabrer. Résister. Les massacrer. Sûr. Mais pour combien de temps? Ils sont tellement nombreux, grouillants, veules. Des singes, à peine descendus de leurs cimes, installés dans vos fauteuils, palpant leur cuir velouté, feuilletant sans rien comprendre nos dossiers, tachant nos belles pages blanches de leurs plumes maladroites. Le beau désordre ! Ils seront là-dedans comme leurs congénères dans les plantations de maïs, piaillant, tapageurs, souillant chaque pouce de terrain de leurs excréments. Sales Nègres ! Je les déteste. Ce que je les déteste Henri.
L’essentiel était que mon frère soit sauvé, en même temps qu’était sauf l’honneur des uns et des autres. Mais cette satisfaction altruiste ne m’empêchait pas de reconnaître, avec un petit pincement au cœur que, quelque part au milieu de cette forêt insolite, existait un jeune arbre tremblotant, aux feuilles d’un vert translucide, qu’il ne fallait absolument pas abattre, sous peine de me voir « cracher mon micro ». Les médecins concluraient à un arrêt cardiaque alors que la famille accuserait les sorciers de m’avoir enfin réduit au silence ! Moi, je venais de découvrir, et ce à mon grand péril, pourquoi les personnes sagaces entretenaient les forêts et parlaient aux arbres comme à des vivants.
Dis-lui que même s’il s’en va, son sacrifice lui survivra. Il regrette peut-être déjà son acte et n’aspire plus qu’au repos. Mais les Forces qu’il a réveillées commandent le sacrifice de sa vie. Non pas libations de sang, mais le témoignage de sa bravoure. Elles ne l’expatrient que pour mieux préparer son retour. Alors, il sera content de savoir qu’une voix a chanté sa légende et entretenu l’espoir de sa venue. Qu’il ne nous déçoive pas. Il doit savoir qu’on l’attend. Je reste ici pour que son cœur ne se trompe pas de port. Là est sa place, là où Péronnelle fête chaque jour l’espoir, là où Péronnelle se dresse comme un arbre indomptable et bruissant de tous les Promesses du monde.
Comme aux jours bénis et trompeurs de l’abolition, comme aux « matins » des « indépendances » et des « démocraties », c’était le même sentiment de liberté infini, comme d’une chape de plomb qui s’envolait, comme d’une lourdeur qui s’évanouissait, comme d’une plénitude qui vous emportait. La mort même avait reculé ! C’en était fini de la souffrance, de l’esclavage, de l’assujettissement à l’entreprise, au capital, au rendement, c’était l’amorce d’une existence carnavalesque et définitivement jubilatoire.
- Je m’appelle Robert, Robert Emane…
La jeune femme l’interrompt derechef, et engage avec la sœur une discussion où il est question d’un certain Robert Zeman, Ziman, Zerman…
Robert Zimmerman, alias Bob Dylan, poète et compositeur américain d’origine juive, honnête guitariste autant que … pianiste… Révélé d’abord comme chanteur folk, il amorce dès 1965 une carrière électrique retentissante avec l’album Highway 61 revisited… C’est vrai que pour une musicienne américaine familiarisée avec ce nom, il peut y avoir confusion…
En effet, mais la discussion finit par s’achever et l’enfant est encouragé à poursuivre…
- >Qu’est-ce que tu fais ici ?
- Je suis élève à Sainte-Marie.
- Sainte Annie ?
- Non, Sainte Marie, de l’autre côté de la barrière… Sainte Anne, c’est plus loin. Entre la Gare routière et le grand marché de Montbouët.
Elle le charrie encore, en insistant sur la référence à Dylan. Il me semble que ce dernier ait produit en 1965 une chanson qui évoque une Sainte Annie… ou une Sainte Anne… C’est assez vague dans ma tête, je ne sais plus laquelle…
Je compris alors combien l’acte de voir était un acte d’intellection, de représentation et de sélection ; nous ne voyions que ce que nous voulions voir ou ce qu’il nous était permis de voir. Il n’y avait pas de réalité en soi, nous donnions à nos perceptions le cours et l’habillage de notre choix, de notre éducation, de notre mythologie personnelle ou collective, consciente ou larvée…
Vous sentez bien que quelque part encore, dans un refuge d'herbes hautes et de roseaux, à proximité d'une mare aux serpents verts, subsiste un songe, une douceur ténue, frêle, à laquelle vous vous accrochez. Vous savez qu'une dernière route s'ouvre à vous, impasse pour d'autres yeux que le cœur, puisqu'elle traverse une école vide d'échos et accède à un portail arrière, rouillé, entrebâillé sur le souvenir... Au-delà, un couvent abandonné, n'offrant plus au pèlerin qu'une véranda décrépite où faire halte, s'asseoir et respirer partout dans l'air la sensation d'un immense gâchis...
Rappelle-lui que l'argent du sang ne se boit pas - il a payé pour le savoir. L'argent du sang construit les maisons, entretient les arbres et nourrit la faim des enfants.