Citations de Luke Allnutt (36)
Si seulement j’avais écouté mon père. Il aimait boire, mais détestait les buveurs. « Ils ne pensent qu’à eux, ces vieux emmerdeurs, fiston, et puis ils radotent. On a des idées à revendre, mais on n’est pas foutu de tenir debout parce que c’est comme ça, l’alcool, fiston : ça te donne l’impression que tu tiens le monde dans ta main, mais en réalité c’est le monde qui t’écrase dans son poing. »
C'est possible en rêve. C'est possible tout court.
Là, devant ce coucher de soleil, j'aurai voulu te parler du paradis, Jack, mais j'avais trop peur, j'étais terrifié à l'idée de mal m'y prendre, de mal choisir mes mots, j'aurais dû essayer quand même, je sais, mais je n'ai pas su faire. (p366)
L'amour, est-ce que ce n'est pas être triste de ne pas appartenir au passé de l'autre?
Nous avons entendu Jack qui prévenait : "Je ne sais plus très bien sauter maintenant", et Martin qui lui répondait : "C'est pas grave, on peut sauter pas beaucoup."
Je consulte Facebook en plissant les yeux pour voir l'écran de mon téléphone. Mon profil est presque vide. Je n'ai jamais rien "aimé" ou commenté, n'ai jamais souhaité le moindre anniversaire, mais j'étais là chaque jour, reluquer et juger, reluquer et juger. Petites lucarnes froides ouvertes sur la vie de personnes que je ne connaissais plus, avec tous leurs levers et couchers de soleil, leurs randonnées à vélo dans les Highlands, leurs flots incessants de pad thaï et de toats à l'avocat instagrammés, le snobisme insupportable de leurs soirées sushis.
Juste avant de partir, elle s'était mise à lire plus frénétiquement que jamais. Installée sur sa chaise préférée, ou bien au lit, calée sur une montagne d'oreillers. Très vite, les livres avaient débordé de la table de chevet pour s'empiler au sol. Elle avait une préférence pour les romans policiers étrangers qu’elle dévorait à toute vitesse, les lèvres sagement pincées, le visage figé, impassible.
Quelque part l'alarme d'une voiture s'est déclenchée, et des voix étouffées nous parvenaient dans la salle d'attente. Dehors, un pigeon se promenait sur le rebord de la fenêtre couvert de chiures d'oiseaux. Le médecin a marqué une pause pour nous laissé le temps de réagir, mais nous n'avons pas fait un bruit, pas un geste. (p127)
Je frissonne, mais pas de froid. D’effroi. L’effroi de constater que je suis faible et sans repères, parce que tout ce à quoi je m’accrochais et que je croyais si certain se désintègre soudain sous mes yeux comme un parchemin qui tombe en miettes. Anna avait raison depuis le début, sur toute la ligne. Elle savait que le Dr Sladkovsky était un charlatan, elle sentait que Nev n’était pas net. Et moi, je l’ai détestée, je l’ai malmenée et harcelée, tout ça parce que j’étais trop arrogant pour accepter l’évidence, trop aveuglé par mon désir de grandeur, déterminé à prouver qu’il y avait toujours un moyen de contourner les règles, que tout pouvait être hacké, y compris l’organisme de mon fils. Des années à vivre dans le dégoût perpétuel, le dégoût des choses et des gens, et voilà que je me rends compte que la seule personne qui mérite de m’inspirer des haut-le-cœur, c’est moi-même.
Je suis pris d’une obsession : je veux visualiser Jack pendant nos vacances en Grèce, mais je n’y parviens pas. Je me souviens très bien de ses épais cheveux blonds et de son short Spider-Man, mais j’ai oublié les contours exacts de son visage, les constellations de ses taches de rousseur, la couleur de ses yeux, l’intensité de son regard. Jack est pour ainsi dire pixellisé, son identité protégée par un gros carré flou, comme un enfant victime de sévices. […] J’aurais dû passer chaque minute de chaque jour à étudier la moindre ligne de son visage, à mémoriser le moindre centimètre de sa peau.
Les gens répètent qu’on n’oublie jamais. On se souvient toujours de la sensation de leurs doigts. La douceur de leur peau. Leur sourire si doux, irrésistible. Leur rire qu’on croit entendre dans le salon pendant qu’on fait la vaisselle. On n’oublie jamais.
Tu parles. On oublie, et plus vite qu’on aimerait le croire. On oublie et ensuite on culpabilise, parce qu’on a l’impression d’être un hypocrite et d’avoir pas vraiment aimé l’être cher. J’ai du mal à me souvenir du visage de mon fils défunt, par contre les nichons de la dernière fille que j’ai sautée, eux, sont gravés dans ma mémoire.
C’était peut-être l’alcool qui parlait, mais ça ne changeait rien au fait qu’on a beau penser qu’on connaît les gens, on ne les connaît jamais complètement. Parce que les zones d’ombre, on les oublie, on les refoule.
Palliatif. Toute l’horreur du monde cachée derrière des syllabes pourtant si douces. Un mouroir entouré d’un jardin de roses, où les curieux sans vergogne promènent leur chien, soi-disant pour faire plaisir aux mourants. Un endroit où les vieillards passent leurs derniers jours à écouter de la musique d’ascenseur et des prédicateurs en tout genre venus présenter leur laïus. […]
Le temps qui nous reste avec lui. Jack, soudain, avait une date d’expiration. Un an. Comment pouvait-elle affirmer ça alors que trois jours auparavant il courait après son ballon de football dans le jardin ? Non, elle se trompait. Ils se trompaient tous, ils ne se fiaient qu’à des images, des formes sur un écran.
Nous sommes restés dans le parc pour essayer d’ignorer la marche du temps. Quand la vie n’est secouée que de petites contrariétés sans importance, le temps reste invisible ; il coule et circule librement, comme une application qui tourne en arrière-plan sur votre téléphone. Mais, pour nous, le temps devenait palpable, et sa progression inexorable avait quelque chose de menaçant, comme l’aiguille des heures sur une gigantesque horloge orwellienne.
Ce soir-là, j’ai pris tout mon temps pour le rituel du coucher de Jack. Nous avons lu Le requin arlequin, puis nous avons chanté Dodo l’enfant do une fois, deux fois, trois fois. Comment pouvais-je réconcilier dans mon esprit, d’un côté cette vision de mon fils allongé en chien de fusil, serrant dans sa main son ours en peluche et sa lampe torche, et de l’autre la terrible nouvelle qu’on venait de nous annoncer ?
Dans tous les livres sur la grossesse que j’avais lus, on prévenait qu’il me faudrait du temps pour développer une relation intime avec mon enfant, contrairement à Anna pour qui l’attachement serait immédiat. Et tous, ils se trompaient. Car ce lien, je l’ai ressenti instantanément, comme une décharge électrique qui m’a saisi la colonne vertébrale, la certitude soudaine que toute ma vie, toute mon histoire venait de prendre enfin sens.
Quoi, nous, nous avions créé cette créature minuscule, ce machin qui faisait des bruits d’oiseaux ? Non, impossible… Nous, nous avions créé une nouvelle personne, un être humain avec des doigts, des orteils, un cerveau, une âme ? Impossible, et pourtant. Nous avions créé une vie. Nous avions créé Jack.
Dans tous les livres sur la grossesse que j’avais lus, on prévenait qu’il me faudrait du temps pour développer une relation intime avec mon enfant, contrairement à Anna pour qui l’attachement serait immédiat. Et tous, ils se trompaient. Car ce lien, je l’ai ressenti instantanément, comme une décharge électrique qui m’a saisi la colonne vertébrale, la certitude soudaine que toute ma vie, toute mon histoire venait de prendre enfin sens.
Quoi, nous, nous avions créé cette créature minuscule, ce machin qui faisait des bruits d’oiseaux ? Non, impossible… Nous, nous avions créé une nouvelle personne, un être humain avec des doigts, des orteils, un cerveau, une âme ? Impossible, et pourtant. Nous avions créé une vie. Nous avions créé Jack.