Pour acheter le livre : https://maxmilo.com/products/a-ceux-qui-nous-parlent-comme-a-des-enfants
«Vous l'avez trouvée dans un Ehpad celle-là?», «Ma pauvre, il va falloir faire attention!», «À votre âge, on fait des montagnes pour rien.» «Elle a beaucoup baissé, la p'tite dame.» «Suivez bien le traitement et veillez à la ponctualité.»
A partir de 70 ans, les femmes ne sont plus considérées comme des personnes singulières, mais comme des «vieilles», toutes semblables ou à peu près. Elles sont fragiles, faciles à arnaquer ou menacer. Elles sont oublieuses, amères ou acariâtres. Instants rares! Si on leur attribue un compliment, il sera toujours tourné en référence à la jeunesse. à cet âge, on entre dans une contrée sauvage, bourrée de pièges et cernée de murmures méprisants.
Dans ce récit d'une rare clairvoyance, Madeleine Melquiond dénonce les clichés sur les plus vieux et livre un portrait d'elle-même, et des femmes de son âge, aussi drôle qu'émouvant. Elle souhaiterait faire comprendre aux autres générations que l'on va tous voyager en septuagénie (faute de mot pour désigner cette décennie), pour les plus chanceux, et qu'il est absurde d'ignorer les anciens et de leur parler comme à des enfants.
Retrouvez toute l'actualité, tous nos auteurs, leurs livres et des entretiens sur notre site :
https://maxmilo.com/
Suivez-nous sur :
Facebook : https://www.facebook.com/max.miloeditions
Twitter : https://twitter.com/MaxMiloEditions
Instagram : https://www.instagram.com/maxmiloeditions/?hl=fr
+ Lire la suite
Boire, ce n'est pas oublier. C'est répéter, rabâcher, tourner en rond, ne pas vouloir lâcher le passé.
« Mais qu’est-ce que je vois là, cousine, un verre vide ? On va réparer ça ! »
Ce fut, à cet instant, comme si la table s’était retournée et que tous les commensaux étaient collés à l’envers de leurs chaises. Mets, bouteilles et couverts ressemblèrent à ces leurres en carton dont on se sert au théâtre, fixés à la nappe, celle-ci hermétiquement collée à la table. La fête se renversa.
De ce point de vue inhabituel, tu découvris un spectacle de foire. Des trognes encore plus rouges, des lèvres distordues, des seins ballants, des entrecuisses humides, des sous-vêtements moites, des ourlets mal cousus, des ventres ballonnés… Sous tes yeux stupéfaits, la scène tantôt se rapetissait comme un petit format de Breughel, tantôt se dilatait comme un portrait halluciné de James Ensor. Alors que tu n’avais pas avalé une goutte de vin par prudence d’alcoolique clandestin.
La bouteille inclinée, la bouche qui articulait : « On va réparer ça ! » te furent intolérables. Tu refusa dans un cri : « Merci, j’ai assez bu » !
Tu demeuras sur ta chaise, isolée dans la fête, stupéfaite de voir cette assemblée gagnée par l’ivresse, mangeant, parlant, crachant, éructant, hors d’elle…
Le sexagénaire, retraité ou en passe de l'être, se regarde dans le miroir : "Miroir, mon beau miroir, suis-je encore jeune ?" Il est perplexe. Un évènement anodin lui fait prendre conscience du basculement.
"Nouvelle jeunesse." Ce n'est pas qu'un propos de table. Allez en librairie et vous verrez des bouquins aux titres sans équivoque : La vie commence à la retraite - La retraite, un nouveau départ - Enfin la vrai vie ! Ne serait-il pas moins ronflant, mais exact de parler de nouvelle étape dans la continuité de la vie ? ....
"Il n’y aurait eu que demi-mal, peut-être, si par une sorte de vengeance exercée sur la personne la plus faible, toujours à ta portée, ta propre fille, par perversité ou dépit, tu n’avais eu de cesse de m’assimiler, de me réduire, de me confondre avec ton mari. Jalouse aussi, sans doute, de mes facultés intellectuelles, tu t’acharnais à me répéter que je tenais de mon père".
" Avec Alzheimer, ni examen de conscience, ni contrition, ni pénitence… Alzheimer plus fort que le confesseur"
La directrice de la maison de retraite où venait d'entrer ma mère, à 86 ans, me convoque au téléphone pour "l'assister" dans son "girage". (dans ce récit, je suis encore sexagénaire).
Girage ? C'est quoi le girage ? Un virage ? Un garage ?
Je la questionne, une voix dédaigneuse me répond :
- Mais enfin madame, vous ne connaissez pas la grille AGGIR ? Vous avez inscrit votre maman dans un établissement et vous ignorez la grille AGGIR ? C'est comme ça que nous la nommons pour ne pas avoir à répéter "Autonomie-Gérontologie-groupe ISO-Ressources". Si vous avez jugé, avec son accord, qu'il était temps qu'elle entre dans une maison de retraite, c'est inévitable.
(...)
La grille AGGIR consiste à classer la perte d'autonomie d'une personne.
- Classer ?
- Tout à fait. Selon sa réponse à une grille de tests, nous pourrons classer la personne en GIR1, 2, 3, 4.
- En quoi ma maman, qui vient chez vous pour trouver des services hôteliers, infirmiers, médicaux et psychologiques, doit-elle entrer dans une grille ?
- Voyons, Madame, selon la façon dont votre mère est "girée", elle obtiendra une aide financière du conseil départemental, l'APA (...) pour vous aider à payer les mensualités qui nous reviennent.
Je comprends enfin que même les personnes âgées en difficulté sont étalonnées afin de toucher telle ou telle somme qui me déchargera en partie de la somme mensuelle de son séjour.
Suis-je devenue bête ? Ai-je perdu les facultés "d'adaptation au changement" pourtant largement imposées par mes managers avant la retraite ? Ma "réactivité" est-elle en berne, mon "sens de l'anticipation" à l'agonie ?
Sont-ce les prémices du loup-garou Alzheimer ? Celui-là est toujours embusqué quelque part pour nous faire frémir.
(...)
J'ouvre un traité de gérontologie et je déplie mes IRM cérébrales. A part le fait que le cortex s'est un peu rétracté, je suis encore robuste du ciboulot. Il faut pourtant bien admettre que les apprentissages dans une langue inconnue sont plus difficiles, moins pour des raisons d'aptitude qu'à cause d'une émotion qui dresse un mur devant nous, un peu comme une gosse qui "cale" en algèbre. Même sans la moindre lésion, c'est notre système limbique qui s'affole. L'impression d'échec, l'émotion, l'impatience - la peur en un mot - sont plus nocives que les premières dysfonctions du cerveau rationnel.
Mais si notre valeur "ajoutée" n'existe plus, les adeptes du marketing ont flairé que nous sommes aussi consommateurs. Prenant appui sur nos déficiences, ils n'ont de cesse de découvrir à notre place de nouveaux besoins. Sous le paradigme du "bien vieillir", il "nous faut" une douche à l'italienne, une cuisinière avec une alerte pour ne pas la laisser en marche par distraction, "il nous faut" des vêtements adaptés, surtout pour les pieds qui réclament à cor et à cri des semelles souples et du cuir aéré, sans compter les lourdes dépenses que constituent, dès la soixantaine déjà, la maison neuve de plain-pied, ou à défaut, la rénovation générale, fenêtres, mur et toiture.
L'adage "c'est dans la tête", doublé du "vous ne les faites pas" censé compenser tous ces achats, témoigne en fait, plus sourdement, de l'angoisse de ceux qui refusent de se trouver face à leur propre vieillesse.
« Vous l’avez trouvée dans un Ehpad celle-là ? », « Ma pauvre, il va falloir faire attention ! », « À votre âge, on fait des montagnes pour rien. » « Elle a beaucoup baissé, la p’tite dame. » « Suivez bien le traitement et veillez à la ponctualité. »