Maëlle Guillaud - Une famille très française
Elle prend son portable sur la table de nuit et appelle Juan. Pendant une fraction de seconde, la normalité du geste la rassure. Il va lui parler, la consoler. Le téléphone vibre dans l’autre table de nuit. Le répondeur se déclenche. Sa voix perce le silence. Cette voix grave et rauque qui a disparu de son quotidien et lui manque cruellement. p. 89-90
Elle se redresse d’un bond, en sueur. La couette pèse une tonne sur ses jambes. Elle passe ses mains sur ses yeux, se masse le front. Elle est fiévreuse. Elle appuie ses doigts sur ses paupières et inspire profondément pour chasser la terreur. Elle a du mal à respirer. La culpabilité lui mord le cœur. Grignote son âme, mois après mois, année après année. Cette histoire dévore sa vie. Je ne m’en sortirai jamais… Jamais. Sa voix se casse en prononçant ces mots. Tu t’es condamnée à errer dans le néant, le vide. Et tout ça à cause d’eux. Son squelette va se disloquer, ses os se briser comme du verre, elle ne pourra pas lutter contre le poids de ces images. Toujours ce même cauchemar. Rien ne pourra te sauver. Elle fond en larmes.
La congrégation serait-elle comme l'ogre des contes qui dévore ses enfants ? Disparaissent-ils ainsi du jour au lendemain ? Qu'a-t-elle bien pu faire pour mériter d'être ainsi effacée ? Sœur Marie-Lucie est convaincue qu'elle ne verra plus Sœur Marie-Agnès. Elle donnerait tout pour savoir où elle est passée, ce qui lui est arrivé. La formule préférée de son professeur de philosophie d'hypokhâgne lui revient à l'esprit : «Apprenez à chasser vos fantômes»... Elle aimerait tant y parvenir, mais dans le royaume du Seigneur, elle a la désagréable impression de vivre entourée de spectres.

Je ne fais partie ni de leur famille ni de leur monde. Nous sommes des énigmes, des mystères, des blessures inavouées les uns pour les autres. Nous ne faisons que nous échapper les uns aux autres. À force de vouloir leur ressembler, j’ai été comme anesthésiée. J‘entendais leurs phrases, mais ne donnais pas de sens aux m0ts. je voyais ce qui se déroulait autour de moi, mais je refusais de comprendre. Peut-on tomber amoureux d’une famille? Vouloir à tout prix être adoubée? J’ai voulu briller à leurs yeux. Me rendre désirable. En refusant d’admettre que pour eux, je ne suis qu’une fille de pieds-noirs, comme ils disent. « Ces gens-là sont d’une ignorance crasse », avait tranché sa mère après le dîner avec les Duchesnais. Le seul. Ses parents n’avaient eu aucune envie de récidiver, et curieusement, les parents de Jane ne les avaient pas invités en retour. « Comme si les juifs marocains étaient des pieds-noirs! avait repris sa mère. Cesse donc, mami, de vouloir leur ressembler. Tu ne leur ressembleras jamais. Tu n’es pas comme eux. On n’est pas comme eux. » Pourquoi n’ai-je pas écouté ce que ma mère me disait? Pourquoi ses mots ont-ils ricoché sans m’atteindre? Parce que la réalité était si décevante que j’ai préféré la maquiller pour mieux y croire? J’ai fait d’eux une famille idéale dans laquelle je pouvais me lover, je les voyais comme ils aiment à se présenter, ou comme j’avais envie qu’ils soient, une famille très française qui malgré moi m’ensorcelait. (p. 161)
La congrégation est une pieuvre dont les tentacules sont féroces. Protège-moi, Seigneur, protège-moi de leur fureur...
"Qu'est votre vie ? Vous êtes une vapeur qui parait pour un peu de temps et qui disparaît ensuite"(p69)
- Comme un ami parle à un ami, j'ai confié à Dieu mes doutes et j'ai compris que tant qu'on n'a pas pris conscience de l'amour qu'Il nous porte, le Lui rendre semble impossible. Pourtant, il faut chaque jour essayer. Vivre cet amour, c'est s'abandonner comme un enfant dans les bras de son père. C'est accepter d'être tout petit en Sa présence.
Lucie acquiesce. Elle ne s'est jamais sentie aussi démunie, aussi fragile.
- Accepte la démaîtrise.
Elle fronce les sourcils.
- Tu dois lâcher prise, oser adopter une attitude déroutante dans notre société où tout est planifié. Probité et vertu sont les maîtres mots. Le zèle sincère d'une âme qui se cherche... Cela requiert un grand courage, et un esprit libre.
Christophe Colomb partait à la recherche des Indes, et qu'a-t-il découvert ? L'Amérique ! Partir à la recherche de Dieu aboutit à une découverte tout aussi imprévisible !
... Je quitte ce tombeau. Je veux vivre, je veux respirer, je veux sortir, me promener. Quitter ce carcan de règles absurdes, de lois ancestrales.
. Cette souffrance qui me recouvre comme une carapace, songe Hannah. Une tortue, voilà ce qu’elle est devenue. Le chagrin ne se dompte pas, et l’analyser ne protège ni des souvenirs qui l’enserrent ni de cette réalité insidieuse. Sa violence ripe comme une lame le long de son corps
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