là sur ces bibliothèques
un cimetière vertical
la mémoire de toutes ces voix
la mienne y figure peut-être
La forêt, le langage aux oiseaux, comme aux arbres, c'est une invention de la femme, la plus fidèle des demeures de la femme c'est la forêt, comme son propre corps, de tout temps elle y a trouvé refuge, on l'a brûlée souvent pour ça, pour parler mieux aux oiseaux, aux plantes, aux arbres qu'aux hommes.
Tirerez-vous demain comme les autres sur les oiseaux sous prétexte que vous ne comprenez rien à ce qu'ils disent ?
dites-vous Lorenz, dites-vous simplement que les oiseaux parlent aux nuages, comme ils parlent à cette femme, elle les écoute comme vous n'avez jamais écouté personne, dites-vous que si Orlane parvient à écouter ces oiseaux-là, ces arbres contre lesquels elle repose son corps, elle peut aussi écouter ce que vous avez à lui dire.
voilà Orlane Dubois, elle passe à côté de lui, va s'installer à sa table près des fenêtres, la même table qu'hier, près de la même fenêtre ouverte, il la suit des yeux, ne la quitte pas, bien que depuis l'arrivée de Mathilde Léger dans sa vie il se sente plus dissipé
elle ouvre la lettre qui tout à l'heure lui a permis, à lui, de connaître son nom et son prénom, une main se pose sur son épaule
le saviez-vous qu'elle était mariée?
c'est Mathilde Léger, elle s'assied à sa table et appelle un serveur pour se faire rajouter un couvert, cette fois non plus elle ne lui demande pas son avis
Fragiles
JE CONNAIS DEPUIS LONGTEMPS LA FRAGILITÉ DES HOMMES…
Extrait 2
je savais qu’il ne s’agissait pas d’un homme de plus ‒ qu’il serait mon chef-d’œuvre ‒ la pièce maîtresse d’un puzzle que j’assemble depuis longtemps ‒ depuis si longtemps que je connais par cœur la forme des pièces qu’il me reste à poser, ce qu’elles représentent, leur nombre ‒ à l’image de ces pièces, je connais par cœur les besoins qu’ont les hommes ‒ ce qu’ils sont capables de donner ‒ je sais que rares sont ceux qui donnent vraiment ‒ quand ils donnent ils ont l’impression de s’amputer d’une partie d’eux-mêmes ‒ ils se sentent bancals à l’intérieur quand ils nous sont vraiment présents ‒ les hommes sont des animaux qui ne cessent de construire à l’extérieur ce qu’ils ne peuvent construire à l’intérieur
…
Fragiles
JE CONNAIS DEPUIS LONGTEMPS LA FRAGILITÉ DES HOMMES…
Extrait 1
je connais depuis longtemps la fragilité des hommes, peut-être je la connais depuis toujours ‒ toujours senti cette chose en leur ventre, tout part du ventre chez les hommes ‒ ils ont beau croire que c’est leur tête qui leur dicte quoi faire, il n’en est rien, tout part du ventre chez eux ‒ les restes d’un cerveau reptilien sûrement ‒ quelque chose que je ne saurais pas nommer, une fragilité ‒ une fragilité que j’ai su reconnaître chez tous les hommes que j’ai connus ‒ des hommes que j’ai aimés
...
il hésite, se lève, va jusqu'au casier, vérifie le nom et le prénom inscrits de façon provisoire sur une étiquette autocollante à l'endroit convenu, prend son temps, il n'y a aucune chance qu'il se trompe, ce que Mathilde Léger lui a dit est exact, il revient, s'assoit sans un mot, comme si elle n'était plus là, elle ne l'est plus d'ailleurs
autour de lui s'affaire le personnel, il n'a pas eu le temps passer, les tables sont nettoyées, les miettes ramassées et le couvert installé, parfois au milieu de gens comme lui, restés là du petit déjeuner au repas
ÉCRIRE C’EST…
Extrait 1
écrire
c’est, je
crois — venir muet
sur ce territoire-là
attendre
que ces voix se révèlent
pas à moi seulement
mais c’est moi qui viens là
pour les entendre
c’est moi
qui tente
de leur faire de la place
de leur rendre la parole
qui mets mon attention à leur écoute
le reste
n’est qu’une histoire de place
même ici
la mienne comme la leur
une histoire
d’humilité et de priorité
de sincérité simplement
...
ÉCRIRE C’EST…
Extrait 3
je
viens là faire paître mon troupeau — je
suis à l’écoute
j’écris
l’impersonnel de nos vies
nos beaux transports de l’intime
un intime qui n’est pas le mien
je
suis cet homme
dont l’attention, ici
se traduit juste
par l’écoute
et la parole rendue
un petit homme
qui regarde
les choses à la hauteur
de ses yeux
et qui le sait
ÉCRIRE C’EST…
Extrait 2
j’aime
cette idée de parole rendue
l’Ager Publicus
de la langue belle en pâture
en friche
la belle jachère
dont on fait
les plus beaux bouquets de vivaces
parfois mieux
que des plantations
nées de votre main
…