[Rentrée littéraire 2022]
De passage à Barcelone pour la rétrospective que la Cinémathèque lui consacre, le réalisateur colombien Sergio Cabrera s'interroge : quel tour auraient pris sa carrière, ses mariages, ses relations familiales, sans l'influence de son père ? Ce père maoïste convaincu, qui emmena sa femme et leurs deux enfants vivre à Pékin pendant la Révolution culturelle puis qui les enrôla, au péril de leur vie, dans la guérilla colombienne.
Adolescent, Sergio a été garde rouge, ouvrier en usine et a suivi l'entraînement militaire du Parti. Il a connu le Paris de 1968 et rencontré Louis Malle. de retour en Colombie, il a combattu dans la jungle au nom de la révolution.
Entre les mains de Juan Gabriel Vásquez, cette existence hors du commun se meut en un roman haletant qui mêle avec talent l'intime et la grande marche de l'Histoire. Une aventure personnelle fascinante, symbole d'un courant de pensée qui façonna des générations entières à travers le monde.
Traduit de l'espagnol (Colombie) par Isabelle Gugnon
« Un des plus grands romans écrits dans notre langue. » Mario Vargas Llosa
« Il mord, frappe, blesse, étincelle. La littérature lutte pour être vivante et la vie pour être racontée. Un grand livre ! » Manuel Rivas
« Une plume hypnotisante. Comment parvient-il à transmettre une telle variété d'émotions ? » El País
« Fascinant. Une de ces histoires qui se racontent au coin du feu soir après soir. » La Vanguardia
Juan Gabriel Vásquez est né à Bogotá, Colombie, en 1973. Il est l'auteur de six romans, de deux recueils de nouvelles et de plusieurs essais littéraires. Son oeuvre a été traduite dans une trentaine de langues et couronnée par de nombreux prix. Une rétrospective a reçu le Premio Bienal de Novela Mario Vargas Llosa, l'une des récompenses les plus prestigieuses pour les romans écrits en langue espagnole.
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"Hay vivos, muertos y ... marineros." (Il y a les vivants, les morts et ...les marins.)
Pendant deux heures, le soir, je suivais les cours de musique de don Luis Braxe, dans la rue de Santo Andrés. Le maître était pianiste, il gagnait sa vie en jouant la nuit dans une boîte de variétés, et aussi comme ça, avec des apprentis. Il consacrait une heure au solfège et l'autre heure à l'instrument. La première fois il m'a dit : "Prends-le comme ça, fermement et avec tendresse, comme si c’était une fille." Je ne sais pas s'il l'a fait exprès, mais ce fut la leçon la plus importante de ma vie. La musique devait avoir un visage de femme que l'on veut séduire. Je fermais les yeux pour l'imaginer, pour pouvoir donner une couleur à ses cheveux et à ses yeux, mais je savais que tant que ne sortiraient de mon sax que de braiments d’âne, cette fille n'existerait pas.
J'étais devenu un surveillant qui ne surveillait plus rien du tout . L'idée de s'évader ne pouvait venir à personne. Pourquoi l'aurait-on fait ? Toute l'Espagne n'était plus qu'une gigantesque prison.
Benito Mallo avait atteint le niveau de richesse à partir duquel les gens cessent de demander comment on y s'est pris.
La langue d'un papillon ressemble à une trompe enroulée comme le ressort d'une montre. Lorsqu'il est attiré par une fleur, le papillon la déroule et l'introduit dans le calice pour aspirer le pollen. Quand vous plongez le doigt humide dans un sucrier, vous sentez un goût sucré dans votre bouche, n'est-ce pas, comme si le bout du doigt était le bout de la langue ? Eh bien, la langue des papillons, c'est pareil.
Herbal était oppressé et il aurait bien aimé qu'une rafale d'air l'anéantisse du dedans. Puis il la vit enfin s'approcher de lui sur le chemin sablonneux qui menait à la route. C'était la Mort avec ses souliers blancs. Instinctivement il se tâta l'oreille pour toucher le crayon de charpentier. Allez viens, salope, je suis sans défense à présent !
Pourquoi demeurait-elle si silencieuse ? Pourquoi ne maudissait-elle pas cette putain de Vie et l'accordéoniste souriant qui était parti avec elle ?
Rentre, Herbal ! lui cria Manila en le couvrant avec son châle de dentelle noire. Qu'est-ce que tu fais là-dehors, tout seul comme un chien ?
La douleur fantôme, murmura-t-il entre ses dents.
Qu'est-ce que tu dis, Herbal ?
Rien.
Rien du tout.
Mais je vais vous dire quelque chose, mère Izarne, si Dieu existe, c’est un être schizoïde, une espèce de Docteur Jekyll et Mister Hyde. Et vous êtes sur le bord qui convient par rapport à lui : à sa droite.
Un camarade de Moineau récite un poème d'Antoine Machado, Souvenirs d'enfance :
"Un après midi sombre et froid
d'hiver. Les collégiens
étudient. Monotonie
de pluie derrière les vitres.
C'est la classe. Sur une affiche
sont présentés Caïn
fugitif, et Abel mort
tout près d'une tache carmin"
La mère demande à son fils si les élèves ont fait leur prière à l'école. Moineau répond oui : "C'était une prière qui parlait d'Abel et Caïn".
"C'est très bien, dit ma mère. Je me demande pourquoi les gens disent que le nouveau maître est un athée."
Les vieux yeux tatoués de désir du docteur Da Barca ne la quittaient plus.

Regarde, les lavandières sont en train de peindre la montagne, lança soudain le défunt. En effet, les lavandière étendaient leur linge au soleil, entre les rochers, sur les buissons qui entouraient Le phare. Leur baluchon ressemblaient au ventre de chiffon d’un magicien. Elles en tiraient d’innombrables pièce de couleur qui repeignaient différemment la montagne. Les mains roses et boudinées suivaient les injonctions que lançaient les yeux du garde civile guidés à leur tour par le peintre : les lavandières ont les mains roses parce qu’à force de frotter et de frotter sur la pierre du lavoir, le temps qui passe se détache de leur peau. Leurs mains redeviennent leurs mains d’enfants, juste avant qu’elle ne soit lavandières. Leurs bras, ajouta le peintre, sont le manche du pinceau. Ils ont la couleur du bois des aulnes car eux aussi ont grandi au bord de la rivière. Lorsqu’ils sortent le linge mouillé, les bras des lavandières deviennent aussi dur que les racines plantées dans la berge. La montagne ressemble à une toile. Regarde bien. Elles peignent sur les ronces et les genêts. Les épines sont les plus efficaces pinces à linge des lavandières. Et vas-y. La longue touche de pinceau d’un draps tout blanc. Et encore deux touches de chaussettes rouges. La trace légère et tremblante d’une pièce de lingerie. Chaque bout de tissu étendu au soleil raconte une histoire.
Les mains des lavandières n’ont presque pas d’ongle. Cela aussi raconte une histoire, une histoire comme pourrait en raconter également, s’il nous disposions d’une radiographie, les cervicales de leur colonne vertébrale, déformées par le poids des baluchon de linge qu’elles transportent sur la tête depuis de nombreuses années. Les lavandières n’ont presque pas d’ongles . Elles racontent que leurs ongles ont été emportés par le souffle des salamandres. Mais, bien entendu, venant d’elles, ce n’est qu’une explication magique. Les ongles ont été tout simplement rongé par la soude.