On raconte d’un autre moine contemporain, japonais en l’occurrence, Kodo Sawaki (1880-1965), qu’il aurait, lui aussi, connu l’illumination. Interrogé un jour à ce sujet, il dépassionne un disciple en lui disant en substance : « [vous savez,] l’illumination c’est l’endommagement ultime. » Bien que la traduction trahisse la signification, faut-il comprendre que l’expérience est terriblement profonde ? Le voyage du nirvana, s’il existe, ne serait pas vraiment l’épatante promenade, le bonheur que des livres proposent. Il ne s’agirait pas de vacances d’où l’on rentre en pleine forme, enchanté, en recommandant la destination à tous les amis. Une gravité semble se dégager des anecdotes qui précèdent. Elle incite l’aspirant à réfléchir, à peser le pour et le contre, à bien comprendre ce qu’est le nirvana auquel il aspire, et à toutes les conséquences, avant de s’engager : en sanskrit « nirvana » signifie extinction, à l’image d’une bougie qu’on souffle.
Personne ne pourra croire un instant à la bonté de ce cérémoniel. Il transpire la pacotille. Pour vous, chers amis, j’ai réuni les signes évidents du bazar de bimbeloterie, de la foire à la spiritualité ! Cette école, que je dédie à l’avenir, sera donc mûre plus tôt, consciente plus tôt, et sans illusion plus tôt. Elle ne fera aucun mal aux autres, en ayant souffert elle-même d’abord de ses mirages, et en les ayant compris.
Ce moine s’appelait Tchang. C’était un Chinois qui avait été créateur de mode. Talentueux, il avait connu un succès fulgurant. Il se prénommait Ismaël. Je le connaissais par mes fréquents voyages en Malaisie. Il m’habillait toujours de pied en cap, gratuitement, avec les toutes nouvelles créations de sa collection à venir. Car je faisais, à chacun de mes séjours à Kuala Lumpur, une étude sociologique de son marché, intitulée « ÉmerGents » pour en analyser les tendances interculturelles. Il trouvait élégant que son sociologue soit interculturaliste et français, tout comme il était évident pour lui que son scooter ne pouvait être qu’un Piaggio italien ivoire, et ses ordinateurs, bien entendu des i-Mac californiens translucides.
Il n’en reste pas moins que je ne comprends plus grand-chose aux gens que je vois manger en ville. Cela m’intrigue. Quelque chose s’est passé, qui m’a échappé, et voici que l’humanité que je vois vivre devant moi m’est devenue incompréhensible.
Les jeunes ont l’air vieux. Les vieux ont l’air jeune.
Un jour j’ai pris la poudre d’escampette.
Un vieux moine tibétain m’a pris sous son aile. Je suis allé dans son monastère, me suis fait raser la tête. Vêtu d’une robe rouge j’ai suivi ses
pas. Je ne l’ai jamais regretté.
Aujourd’hui il est parti. Déjà. C’est le premier être aussi cher que j’ai
perdu. On découvre que chaque disparition restera inconsolable.
Même si je n’ai pas aimé le monde ritualiste qu’il a légué, en partant, à ce pays d’Occident, il est ce qui m’est arrivé de meilleur dans cette vie d’adulte.
Même si le lamaïsme ne vaut pas mieux que l’élitisme de ma « grande
école », l’homme qui l’incarnait était bon.
La philosophie et la doctrine bouddhiques sont denses, commentées, et paraissent solides. Elles ont traversé le temps et, à ce titre, méritent notre attention. Tant que le disciple en restera au texte, à son exégèse, à une pratique individuelle par des méditations à la maison, il ne devrait pas connaître trop de déboires. Mais qu’il tente de franchir le pas et de suivre l’un de ces « maîtres » impressionnants, ou d’adhérer avec sincérité à l’une de ces communautés récemment fondées en Europe (où parfois il n’y a pas un seul Asiatique résidant en permanence), alors il peut être exposé à une grande variété de circonstances.
Des invitations au voyage spirituel qui lui seront proposées, toutes pourraient elles ne pas être aussi désintéressées que celle que nous venons de décrire cidessus ? Le nouvel aspirant fera l’expérience de son inexpérience, puisque très peu de livres existent qui l’auront prévenu des réalités qu’il va rencontrer. L’emballage philosophique et le contenu secret peuvent-ils diverger ? Devra-til reconnaître un jour que ceux qui n’hésiteraient pas à lui demander bientôt quelques sacrifices au nom de l’illumination, n’ont pas grand-chose à lui offrir pour assurer son avenir ?
La clef du néo bouddhisme est de susciter une émotion spirituelle, une sensation très recherchée par les Occidentaux en mal de spiritualité. Les nouveaux adeptes prennent ce transport agréable pour une sorte de preuve de l’efficacité spirituelle de cette voie. L’émotion spirituelle peut être ainsi produite par le groupe mais elle ne cesse pas pour autant lorsque le disciple rentre chez lui. Là, lorsque la personne est loin du temple, la répétition de prières et de formules convenues prend le relais de la présence physique communautaire et de ses figures d’autorité.
Il a pris les voeux complets, et à vie, de moine bouddhiste. Il a donc laissé toute possibilité de vivre comme un homme sensuel. Il a adopté le maître comme dispensateur de la paternité, de la maternité, et du bonheur intime. Ce pari est risqué. Il est arrivé à dixhuit ans ici. Il n’a pas encore connu beaucoup la vie d’un homme établi dans une relation amoureuse. Il tente le défi spirituel de dépasser toute passion et toute relation avec l’autre sexe. Sa sincérité est le miroir de ses juvéniles ardeurs à suivre le chemin historique des moines du bouddha.
Mais un frémissement s’empara de moi : partir ou revenir, à nouveau la question se posait, et ce fut revenir qui m’attira vers le corps en bas, je retrouvai la conscience, revivifié, allongé sur la civière.