Portrait de l'auteur Marc Gervais.
— Mademoiselle Bouviers, vous êtes une menteuse, une pauvre hypocrite, et la pire des lâches !
Je me souviens avoir bredouillé :
— Que… que me vous reprochez exactement ?
— Mademoiselle Bouviers, ne commencez pas comme Sarah Vidal qui a négocié son immunité en nous balançant tout ce qu’elle sait sur vous !
Faites-nous gagner du temps, et nous en tiendrons compte ! Vos délits sont lourds de conséquences. Devant un jury, vous aurez besoin de notre soutien.
Je vous écoute. Qu’avez-vous à dire ?
Combien de temps suis-je restée sans réagir, sans réfléchir ni compatir ? Mon cerveau est vide ! J'ai l'impression d'être sortie de mon corps, de ne plus exister, de n'être qu'une enveloppe stupide. Connaissez-vous ce sentiment d'être en dehors de l'existence ? Un silence vous emprisonne, ce n'est pas tout à fait la mort et ce n'est déjà plus la vie.

Je ne suis pas passée progressivement de la lumière à l'ombre, du bonheur à l'incompréhension, ou du rire aux larmes. Ce fut pire, je n'ai rien vu venir. En un instant,
la nuit s'est exonérée des contraintes du temps, le sol s'est ouvert, la terre m'a engloutie. Sur un mot, une réprimande, ou une lettre anonyme, la haine m'a emportée. Plus tout à fait adolescente ni tout à fait femme, je n'étais pas prête à être catapultée dans un univers ou rien ne prédispose une fille à subir ce qu'on m'a infligé.
[...] Vous vous demandez ce que je ressens en cette après-midi du 14 septembre 2001 ?
Rien ! Enfin, pas grand-chose. Je n'ai plus d'énergie. Je ne m'appartiens plus. Bringuebalée, ballotée, essorée jusqu'à la moelle, j'ai été passée dans une putain de lessiveuse. On m'a interdit de contacter mes parents, de dire au revoir à Sarah, et de parler à Steven. Je suis comme ces criminels enchristés par les flics au petit matin : on me laisse dix minutes pour préparer un sac, puis on me conduit à l'aéroport. Assise à l'arrière du 4x4 du FBI, j'ai le coeur lourd.
Elle va, elle vient, elle disparaît. Séductrice compulsive et exclusive, extravertie et mutique, elle fascine par sa capacité à envelopper dans sa folie. Dès la première page, vous aurez l’impression d’être sa cible ! Elle se cherche sans se trouver… à moins qu’elle ne se soit trouvée sans le vouloir ? Dans tous les cas, impressionnante de complexité et déroutante de simplicité, on ne peut pas l’oublier, même s’il est difficile de la cerner. Comme beaucoup, j’ai essayé, mais je ne sais pas pourquoi je n’y suis pas parvenue.
Pour avoir trop pleuré, désormais mon cœur est sec. Quand je l’écoute battre, j’ai l’impression de jouer à la marelle sur des branches mortes.
Je t’aime mal, mais je t’aime. Tu es le premier que j’aime. L’autre, je l’ai idolâtré, vénéré, glorifié. Le croiser sans qu’il me remarque suffisait à mon bonheur. Il m’a épongée, asséché mon cœur, brisé mes rêves. Je n’en ai plus, donc je m’enfuis. Pourtant, je te réclame. Je t’ai laissé m’apprivoiser. Toi, tu m’as prise, tu n’es pas sorti. J’aime ta façon d’être au plus profond de moi, de bouger tes reins, de m’emmener loin, plus loin et même au-delà de ce que je pouvais espérer. Ma bouche est impatiente, mon corps t’attend, je veux jouir ! Je suis à toi pour quelque temps. Ne rage pas, je suis heureuse avec toi. Les autres n’auront rien eu, ils ne m’ont pas vue joyeuse, insouciante et libérée.

— Je crains de ne pas vous suivre si vous parlez de moi... Je souffre bêtement une dégénérescence de stade intermédiaire... comme des millions d’autres !
— Ce n’est pas le malade ni la progression d’Alzheimer qui m’intéressent, mais comment un spécialiste de la manipulation mentale réagit, et comment il agit face à une perte d’autonomie.
— Vous me flattez... je ne mérite pas toute cette attention.
— Vous plaisantez, professeur ! Vous avez marqué l’Histoire de la psychocriminologie en décelant la maladie de Pick à cet étudiant japonais qui avait mangé sa fiancée. Avant vous, aucun expert n’avait jamais eu l’idée de rapprocher cannibalisme et dégénérescence fronto-temporale ! À ce propos... comment en êtes-vous arrivé à cette conclusion ?
— J’ai passé beaucoup de temps dans sa cellule. Il en avait les symptômes : repli sur soi... impulsivité... et susceptibilité excessive. Bref... à quoi cela vous avancera-t-il de constater que je me perds en chemin ?
— Nos conversations vont être passionnantes, car vous n’êtes pas le seul à m’intéresser... Il y a quelqu’un d’autre... Je suis aussi une spécialiste mondiale du trouble de la personnalité borderline.
—... Borderline ? Trouble de la personnalité limite ? Qui est l’autre personne ?
— Laïtha K ! Tous les deux... vous êtes fascinants !
— Laïtha ? Êtes-vous certaine de ne pas faire erreur ?
— Non ! Désirez-vous que je vous le démontre.
— J’attends ça avec impatience ! ricane Jo.
— Vous enseigniez à Lausanne quand le 25 mai 2007... une conférence à la faculté de droit d’Aix-en-Provence a chamboulé vos certitudes... et depuis vous vous posez des questions sur son hyper émotivité envahissante !
— Grands Dieux ! Qui vous a révélé cela ?
— Personne... Je l’ai deviné !
Vous tendez l'autre joue, vous pardonnez à celui qui vous a offensé. Vous ne vous autorisez jamais une revanche ?Une petite saloperie glissée entre deux phrases, la petite vanne qui va bien, la méchanceté qui soulage ? Vous êtes au-dessus de la mêlée, jamais un mot plus haut que l'autre : quand vous entrez dans votre voiture, vous êtes le seul à ne pas vous comportez un gros con ! Alors je suis votre contraire : j'en ai eu marre de recevoir des leçons de conduite données par un type qui n'a même pas le permis : j'ai édicté le code de ma route.
Le 3 septembre entre un homme du passé et une femme en partance pour l'avenir, nos adieux sont charmants. Ayant choisi de nous envoler ensemble, mais dans des directions opposées, nous nous quittons à Roissy sur une ultime pirouette de Tom :
- Je ne dis pas je t'aime... mes yeux vous l'ont dit tant de fois. Il ne faut rien regretter, nous savions que l'automne ne se marie pas avec le printemps. Merci pour ces jolis moments ! Rubis chérie, même au coeur de mon hiver, jamais je ne vous abandonnerai !

Alessandra se tait. Elle se tourne vers Léo qui lui adresse un clin d’œil. Emma ne comprend pas. Pour la première fois de sa vie, elle hésite. Elle ne trouve rien à ajouter. Cette sensation la perturbe d’autant plus qu’elle se rend compte qu’Oscar lui manque. En pensant à lui, elle regarde ses bras : elle a la chair de poule.
Alors admettant pour la première fois une faiblesse, elle ose :
— Comment savez-vous pour Oscar ?
— Emma... dans ce monde numérique... rien n’est étanche. La vie privée est un leurre. Son respect n’est qu’un argument markéting. Tout laisse des traces. Nous possédons ton dossier... Je suis heureuse que tu holoscreenes Oscar. Ta visite te permettra de te rendre compte que les sentiments, les sensations, et les ressentis ne sont pas une question de performances... mais d’intensité. Pendant trois jours, tu communiqueras sans holoscreen. Tu sauras trouver les mots, et amener tes amis à imaginer autrement que par l’image. Grâce à toi, ils sauront qui ils sont, et pourquoi ils le sont ! Alors ils partiront plus loin que tu ne le penses, car le poids des mots est souvent supérieur au choc des photos.