Avis aux frénétiques de la bouture et aux défenseurs de la permaculture, aux patients collectionneurs d'herbiers comme aux promeneurs du dimanche, vous ne parlerez plus jamais aux plantes de la même façon !
Dans ce cinquième épisode, nous avons tenté d'interroger notre rapport au vivant, à travers l'exemple de la vie végétale. Pour ce faire, nous sommes remontés à la racine d'une discipline ancienne, la botanique, où siègent l'infatigable Aristote et son disciple Théophraste. Tous deux ont établi une première hiérarchie du vivant, séparant le monde animal du monde végétal, et proposant des distinctions entre les plantes selon des critères qui ont certes considérablement évolué au gré des époques et des découvertes scientifiques mais dont le postulat ou plutôt le regard porté sur le vivant est resté le même. En quoi l'exemple de la botanique, tout en noms latins, en étagères bien rangées et en observations millimétrées, nous renseigne-t-il sur notre manière de nous rapporter au vivant ? Pourquoi l'humain, ce drôle d'animal, a-t-il choisi de nommer et hiérarchiser les plantes d'abord, puis, à partir du siècle des Lumières, les avoir si étroitement classifiées ? Cette tentative n'apparaît-elle pas d'autant plus vaine et démesurée aujourd'hui que nous connaissons une extinction massive des espèces ? Et si les plantes, en échappant à nos projections anthropomorphiques, nous montraient le chemin vers une meilleure compréhension de l'altérité du vivant ?
Voici une brassée de questions à partir desquelles nos deux invités, Anne Merker, philosophe spécialiste d'Aristote et Marc Jeanson, botaniste et ancien directeur de l'Herbier du Muséum d'Histoire naturelle, s'attachent à sauver le vivant, pour ce qu'il est en lui-même, et non pas pour nous-même.
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J'ai peu voyagé étant môme : les vacances s'étiraient, avec une lenteur de voie romaine, dans le vert gras de l’été champenois. Je rêvassais sous les treilles de vigne, dans les bras des hêtres tortillards, dans la fraîcheur de leurs feuilles duveteuses. Je lézardais au bord de la rivière, sur le calcaire chaud des prairies sèches, allongé jusqu'au cou dans les herbes et le sautillement des insectes. Je guettais le bleu chicorée, le rose salicaire, le duvet des typhas.
Les herbiers témoignent aussi du quotidien des personnalités de la science des végétaux ; leurs spécimens, datés du jour de la cueillette, n'en finissent pas de dessiner la vie d'un homme.
À la rentrée, alors que je n'étais plus qu'un ventre tordu de douleur sur les bancs de l'infîrmerie, le médecin du collège me demanda d'un air perplexe si j’avais récemment voyagé dans un pays tropical. Sans le savoir, à onze ans, j'étais devenu un explorateur.
À l'instant du dégel, Monsieur Aymonin s'est endormi dans un lit d'hôpital. La petite chambre blanche à l'odeur d'antiseptique était pleine de bouquets, d'un arc en-ciel de roses. L'Herbier est resté son obsession jusqu'à la fin : faute de pouvoir sortir, Monsieur Aymonin avait cueilli les fleurs sur sa table de nuit. Les infirmières les ont retrouvées sous son matelas, soigneusement pressées dans du papier journal.

En attendant, j’imagine que la Seine en crue atteigne les tiroirs de nos Compactus et humidifie leur contenu. Alors l'Herbier se mettrait à germer. Au commencement serait la plantule, laquelle bourgeonnerait sagement dans l'intimité d'un rayonnage, préparant sa grande évasion vers le ciel et la lumière. L'une d'elles passerait sa tige dans l'entrebâillement d'un casier et bientôt, toutes tenteraient une sortie, dans l'ordre fixé par le bel ordonnancement des familles, les myrtes au côté des choux, les bruyères en compagnie des poivrons, tournesols et marguerites ensemble. Une fois dehors, il n'y aurait plus de classification qui tienne : le fragile édifice conceptuel si patiemment édifié par les botanistes s'effondrerait face à l'inexorable poussée des lianes. Les Schizophragma, ces hortensias grimpants aux larges fleurs crème, prendraient appui sur les tuyaux de la climatisation, hissant leurs floraisons jusque dans l'encadrement des fenêtres, leurs feuillages chatouillant les verrières. À l'abri d'une travée, un Moabi d'Afrique centrale commencerait son escalade patiente, musclant sa ramure, se préparant à soulever le toit pour qu’entrent le vent et les rayons du soleil : une fois la toiture repoussée, la végétation s'en donnerait à cœur joie, jaillissant au-dessus des toits de Paris. À soixante-dix mètres de haut, le Moabi concurrencerait Notre-Dame. Ce serait la genèse d'une forêt : la spontanéité du vivant ferait la ruine de l'Herbier, une flore mondialisée, unifiée, sauvage se ferait la malle dans les rues de Paris. Pour le moment, la Seine monte sans danger pour le Jardin des Plantes. Mais prêtez-y attention, l'air de rien, les plantes complotent au bas des trottoirs.

À l'Herbier, je me suis souvent demandé ce qui avait donné à ces figures de marbre érigées au bas des escaliers la détermination de braver les conventions et de partir courir le vaste monde. Où Adanson avait-il trouvé la force pour envoyer valdinguer sa destinée de chanoine, laisser derrière lui le canonicat de Champeaux-en-Brie ? Les limites de son existence auraient dû, en toute logique, s'arrêter à celles de la collégiale : peut-être par défi, ou pour dépasser une fois pour toutes les fossés du bourg, avait-il demandé à quitter Paris et à être envoyé dans le comptoir le plus malsain, le plus dangereux qui soit — Saint-Louis, au Sénégal -, devenant le premier naturaliste à s'aventurer en Afrique de l’Ouest, au cœur de la Zone torride. Dans ses carnets, il orthographie botanique avec un k, botanike, comme un rappeur, comme un rebelle.
Tournefort aussi faisait le mur, lui qui petit n'aimait pas ie latin et séchait la classe pour courir les collines d'Aix, Jusqu'à ce qu'un jésuite le rattrape et le ramène en le tirant par l'oreille.
Les deux garçonnets ne se rencontreront jamais. Plus de vingt ans séparent la mort de Tournefort de la naissance d'Adanson, mais j'aime à penser que tous deux voyaient dans les ecclésiastiques, avec leur barrette à houppette sombre, des scarabées inquiets, captifs du trait noir qui sépare le tronc de ses des arbres : la liberté les dérange.
Toute sa vie, Adanson, tel un petit Poucet, avait semé derrière lui des spécimens annotés avec soin.
Presque dix ans plus tard, je découvrirais que le Sénégal était son premier et seul grand voyage. A des siècles de distance, les émotions d'Adanson faisaient écho aux miennes. Je lisais par-dessus l'épaule d'un grand frère (...) (p. 29)
Le botaniste, pourtant n'est pas le jardinier. Ce malentendu dure depuis le XVIIe siècle. C'est le jardinier qui accompagne le développement des plantes. Il les veille, il les maintient en vie. A l'inverse, le botaniste coupe les plantes, il les observe dans la mort pour mieux les situer à l'intérieur du vivant. Ce sont deux modes de connaissances aussi intimes qu'opposés (...) (p. 102)
Je suis "inventeur" de plantes, du moins c'est ainsi qu'on aurait qualifié mon métier au XVIIIe siècle. Il y a une pointe d'orgueil dans cette expression qui me déplaît, puisque nous autres botanistes ne concevons rien, ni machine extraordinaire, ni procédé nouveau, nous nous contentons de reconnaître l'originalité dans l'inépuisable catalogue d'êtres vivants que la nature fait défiler devant nos yeux. Cependant, j'aime que ce terme fasse appel à la force de l'imaginaire (p. 10)
En son temps, Linné a décrit 6 200 espèces, chiffre qui, depuis le XVIIIe, a été multiplié plus de soixante fois par ses successeurs. C'est beaucoup, mais pas suffisant. Selon les estimations de mes confrères, 90 % de l'ensemble du vivant reste encore à découvrir, et vite. (p. 115)