Il n'y a point de vent favorable pour celui qui ne sait pas où il va.
RADICAL
La nuit est la meilleure partie de la journée.
Cette phrase, il l’avait entendue un millier de fois sans jamais s’en lasser. Mais ce soir, ces quelques mots le torturaient. À la manière de ces souvenirs dont on fait peu de cas avant que l’absence ne les rende soudain inestimables.
William savait que sa fille aurait aimé être ici. Elle aurait attendu avec lui, sur cette plage, que Jupiter plonge dans l’océan Pacifique puis lui aurait indiqué le nom des étoiles que la brume n’avait pas encore englouties. Plus tôt dans l’après-midi, elle aurait photographié les larges éperons rocheux de serpentine qui s’élevaient au-dessus de l’eau. Ces photos, prises dans chaque recoin de la péninsule de San Francisco, il y en avait tout un carton, à Lyon, relégué dans un grenier.
Ces affaires, comme toutes les autres, ni lui ni son ex femme n’en supportaient plus la vue. Comme ils ne supportaient plus jusqu’à l’odeur des fleurs que Sarah préférait, jusqu’aux endroits où elle appréciait de passer du temps, jusqu’aux traits de leur visage dont elle avait hérité.
Il était près de neuf heures et demie et, derrière lui, Baker Beach s’animait lentement. William serra les dents. Il avait du mal à admettre que ces jeunes puissent s’amuser. Il s’était de surcroît laissé submerger par la tristesse au point d’oublier un instant ce qu’il était venu faire sur cette plage.
France, 1554
La maison était calme, cependant que l’obscurité gagnait la cité de Salon-de-Craux dont le vieil homme, à travers la vitre de la fenêtre, discernait encore l’esquisse des rues sinueuses irradiant depuis la grand place. Non loin de la pièce où il se tenait debout, son épouse s’était sans doute déjà endormie au côté de l’aînée, la jolie et espiègle Madeleine, et son fils, César, venu au monde neuf mois plus tôt. Perdu dans ses pensées, Michel de Nostredame attendit un peu, immobile et silencieux, comme plongé dans quelque méditation singulière, avant de prendre place sur le siège en cuivre posé devant la robuste table en bois, où étaient disposés plusieurs morceaux de papier et de quoi écrire. À vrai dire, la faible lueur des bougies rendrait cet exercice encore trop pénible pour ses yeux fatigués, mais leur éclat le rassurait, lui rappelant celui de cette petite flamme intérieure qui, née de sa réflexion solitaire, lui permettait d’énoncer, en termes sibyllins, ce que la postérité, un jour, ne considérerait plus comme dénué de sens.