Entretien avec Marc de Gouvenain, éditeur et traducteur de Millénium à Actes Sud.
Ue odeur de feu de bois flotte dans l'air. Le soleil tape dur mais ne réchauffe pas encore la clairière où tout - la cabane, le sous-bois, la terre à peine couverte des premières herbes - conserve le froid de l'hiver.
Mon cheval fume dans la pénombre jetée des plus hautes branches. L'air est humide, la terre couverte de feuilles détrempées et pourrissantes. Les troncs de châtaigniers et de chênes, tiges lisses ou craquelées, forment une barrière de toute part, se referment derrière moi comme si je n'étais pas venue par un chemin et, devant, obstruent vite un passage cru possible. Un sentier existe pourtant, une horizontale aberrante dans hérissement issu de la terre et barrant le ciel, qui voudrait unir terre et ciel mais exclut l'un et l'autre.
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Métahara, dix heures du soir [...]. L'air chaud sent bon le gas-oil, un camionneur penché à sa portière échange une dernière plaisanterie avant de repartir, deux autres bricolent dans le noir un amortisseur de la remorque. La nuit est douce, les filles étaient gentilles. Demain matin, lasses et soucieuses, elles traîneront les pieds et auront mis un fichu sur leurs cheveux défaits. Profiter de la nuit pour traîner de bar en bar, pendant qu'elles sourient encore, pour prendre goût à leurs robes de nylon fleuri et éteindre les passions à la bière. Puis je dormirai ici, bercé par le ronflement des camions.
Non loin, au pied du Fantale - cette montagne qui fume encore et qu'entourent d'immenses coulées de lave noire, stérile, comme à peine refroidie -, dans des huttes cernées de branches épineuses pour protéger des hyènes leurs quelques chèvres, et d'un cercle de pierre pour se protéger eux-mêmes des mauvaises influences, les Caraïous eux aussi doivent entendre le ronflement d'un monde qui avance d'un pas qui n'est pas le leur.
En matière d'observation des étoiles, il en va comme des trains en gare qui s'en vont ou restent à quai : tout est relatif.
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Les épines grises, pourtant, ont un moment tourné au vert et, dans les racines, d'intenses processus de montée de feuilles se préparent tandis que la poussière se couche sur le sol. Certaines vaches ont trouvé un bol d'eau entre deux pierres. Les hommes marchant au pas des dromadaires sentent la fraîcheur sous leur pieds. Les femmes, profitant d'un nuage qui cache le soleil, ouvrent grands leurs yeux noirs, redressent la tête, et tendent leurs seins sous la chasuble de peau rance.
Dans quelques semaines, je serai dans un lieu semblable, au Yémen, sirotant un thé au girofle, remué par la mélopée d'un chanteur s'accompagnant au luth. Gargotes, bouis-bouis, bunna-bëts du monde entier, lieux où s'arrêtent le passage et le paysage, où commence la rencontre des êtres. Et la musique et les odeurs pour dissimuler et oublier qu'on n'est pas toujours à l'aise.
Les femmes surtout : larges pièces d'or, boules rouge, boules vertes sur la poitrine. L'une d'elles, au galop sous la pluie, farouche, une cape de peau gris pommelé sur ses épaules, coiffée d'un large voile noir serré sur le front par un cordon rouge qui, derrière la nuque, flottait en deux longues ondulations.
Le jour est là puis soudain on éteint la lumière. Il fait nuit puis soudain le soleil éblouit, bondit dans le ciel et déjà cogne. Pays désolant pour ceux qui aiment la variété des saisons mais plus encore pour les adorateurs du matin. Jamais Rimbaud n'aurait pu écrire "Aube" en Abyssinie.
L'achat de matériel d'observation astronomique est ici exclu, c'est de plaisir qu'il est question, d'apprentissage sans frais, de nature sans consommation associée.
La couleur bleue et le ciel sont un seul et même mot en amharinia.