TRAVERSÉE
Et les femmes sont si belles
Et leurs noms ensoleillés
Sur la mer font brasiller
Des promesses si nouvelles
Et le navire est si blanc
Et les femmes sont si belles
Qui doucement s'échevellent
Aux tièdes vents émouvants
Et la contrée irréelle
Nous attend si tendre au bout
De ce long voyage si doux
Parmi les femmes si belles
Et la houle est une tant
Bleue et blanche balancelle,
Et les femmes sont si belles
Sous le ciel tant nonchalant.
Recueil L'ENFANT PRODIGUE
Et maintenant c'est à un vers d'André Gaillard qu'il s'abandonne, comme tout à l'heure à la volupté des fruits et des visages, un vers cité autrefois par un camarade d'études retrouvé au hasard d'un train de banlieue, un vers qui contient la même consolation inépuisable que cet effleurement du faux flocon : "Et la neige immortelle envahit les saisons... Et la neige immortelle envahit les saisons..."- Marcel Thiry, Simple Alerte, 1936
Doigts ivoirins sur l'ivoire des touches
Voix désuète un peu du piano
Vieille chanson sur une jeune bouche.
L'abat-jour rose et son rose halo,
La nuit d'été qu'on voit par la croisée,
Et, dans la nuit, la rade et ses falots.
Des voiles blancs sur une chair rosée
Et sa chanson flottant sur tout cela
Et la douceur de cette heure apaisé,
... O souvenir vivant de ce soir-là !
Dis-moi quel opium il faudra que j’absorbe
Quel suc étrange il faudra mélanger à l’euphorbe,
Fût-il mortel, pour te revoir dans mon sommeil
Et retrouver encor, dans un songe vermeil,
Au milieu du printemps et des jeux de naguère,
Ta voix changeante, tour à tour grave et légère,
La lumière pensive et calme de tes yeux
Et la chanson de tout ton corps harmonieux ;
Ah ! Pour l’illusion de te croire présente,
Prépare avec magie et de tes mains savantes
Le rare et vénéneux philtre de volupté,
Et j’en boirai la lie avec avidité.
Toi qui pâlis au nom de Vancouver
I
Toi qui pâlis au nom de Vancouver,
Tu n'as pourtant fait qu'un banal voyage;
Tu n'as pas vu les grands perroquets verts,
Les fleuves indigo ni les sauvages.
Tu t'embarquas à bord de maints steamers
Dont par malheur pas un ne fit naufrage
Sans grand éclat tu servis sous Stürmer,
Pour déserter tu fus toujours trop sage.
Mais il suffit à ton orgueil chagrin
D'avoir été ce soldat pérégrin
Sur le trottoir des villes inconnues,
Et, seul, un soir, dans un bar de Broadway,
D'avoir aimé les grâces Greenaway
D'une Allemande aux mains savamment nues.
Neige
Et s'il allait neiger doucement sur les lampes
La neige de la mort à travers les plafonds
Qui sont vains de la digue illusoire qu'ils font
À la neige, à la grande neige pardonnante ?
Je vois, je vois la neige envahissant les banques,
Arrêtant par douceur le bruit des ateliers,
À travers les plafonds surpris d'être oubliés
Et nuls pour la neige antique et toute-puissante.
Je vois celle qui dîne en bras nus, sous les lampes
Mondaines ; les désirs d'elle comme de grandes
Vignes chaudes tordent leurs ceps entrelacés ;
Or la mort neige à premiers flocons espacés
Quand nul convive encore n'a senti commencer
La grande neige qui endormira les lampes.
'Charme', recueil : 'Statue de la fatigue', Liège, éd. Le Balancier, 1934.
La poésie de la rue calme
Est accueillante après ce trop long jour
Comme le fut autrefois à telle âme
Tel calme amour.
Ne cherche pas d'autres images
Pour dire le pardon qui descend sur ta vie
Que celle de la rue assagie
Après trop de soleil et de gens en tapage ;
Contente-toi ce soir d'aimer comme des frères
Les pavés las, les calmes maisons fatiguées,
Contente-toi d'aimer les premiers réverbères,
Va, va, ne cherche pas de rime à ton bonheur !
Sois loué, travail à la chaîne, et, dans les villes,
Soyez loués, les trusts bourreaux des ingénieurs !
La jeune fille monte dans l'automobile ;
Le métal et l'enfant des hommes vont en fleur.
C'est Pâques, il éclôt des fleurs chair et acier ;
L'ange sur l'engin bleu pose un vol immobile ;
Et, comme un siècle au front lauré accède au ciel,
La jeune fille monte dans l'automobile.
(Statue de la fatigue, 1930)
[page 34 extrait du poème « Âge »]
DOUANE I
À partir du trente septembre de la vie,
Les routes du sommeil en mer sont contrôlées.
Une douane d'ombre a son lougre en vigie
Sur le parcours douteux qui va d'une heure à l'aube.
Dès l'avant-zone à partir du premier octobre,
Les barges du sommeil seront arraisonnées.
Le cœur, ce léger choc d'arrêt ? Non ; c'est dehors
Qu'un sourd canon de semonce et d'ombre a tiré.
Le fond-plat du sommeil a talonné l'atoll,
Peut-être, les polypiers des extrasystoles ?
Non. C'est le stop de la quarantaine. On est entré
Dans les eaux terriblement territoriales.
Que nos secondes soient une chaîne de miracles, que nous n'existions que par le perpétuel accrochage l'une à l'autre de chances instantanées mathématiquement improbables, c'est à quoi, par une crainte de connaître notre précarité, nous aimons autant ne pas réfléchir.
Besdur