Rencontre avec Frédérique BerthetFrédérique Berthet a publié en 2018 aux éditions P.O.L La Voix manquante texte qui retrace l'apparition fugitive et inoubliable de Marceline Loridan dans Chronique d'un été de Jean Rouch et Edgar Morin. Ce film de « cinéma-vérité » évoque les souvenirs poignants de la déportation de Marceline. La Voix manquante raconte les coulisses de ces images. Frédérique Berthet a reçu pour La Voix manquante le Prix du livre de cinéma 2018 décerné par le Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC).Rencontre animée par Alexia Vanhee
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J'ai quatre-vingt-six ans et le double de ton âge quand tu es mort. Je suis une vieille dame aujourd'hui. Je n'ai pas peur de mourir, je ne panique pas. Je ne crois pas en Dieu, ni à quoi que ce soit après la mort. Je suis l'une des 160 qui vivent encore sur les 2 500 qui sont revenus. Nous étions 76 500 juifs de France partis pour Auschwitz-Birkenau. Six millions sont morts dans les camps. Je dîne une fois par mois avec des amis survivants, nous savons rire ensemble et même du camp à notre façon. Et je retrouve aussi Simone. Je l'ai vue prendre des petites cuillères dans les cafés et les restaurants, les glisser dans son sac, elle a été ministre, une femme importante en France, une grande figure, mais elle stocke encore les petites cuillères sans valeur pour ne pas avoir à laper la mauvaise soupe de Birkenau. S'ils savaient, tous autant qu'ils sont, la permanence du camp en nous. Nous l'avons tous dans la tête et ce jusqu'à la mort.
"Il n'y eut, après les camps, plus aucun donneur d'ordres dans ma vie"
#podcast #LheureBleue #franceinter
Francis est mort il y a quelques années maintenant, sans avoir trouvé la paix. L'ai-je trouvée moi ? Non, je ne la cherche pas, elle ne viendra pas, elle m'est impossible. Seuls comptent la quête, le mouvement, le sens. Et j'ai su jalonner ma vie de gens et de combats qui m'apaisent.
Je sais qu'on meurt seul. Et je n'ai jamais compris pourquoi les yeux restent ouverts.
Il faut vieillir pour accéder aux pensées de ses parents.
"Dans la vie, la vraie, on oublie aussi, on laisse glisser, on trie, on se fie aux sentiments. Là - bas, c'est le contraire, on perd d'abord les repères d'amour et de sensibilité. On gèle de l'intérieur pour ne pas mourir. Là-bas, tu sais bien, comme l'esprit se contracte, comme le futur dure cinq minutes, comme on perd conscience de soi- même."
Si nous avions eu une tombe, un endroit où te pleurer, les choses auraient été plus simples. Si tu étais rentré, diminué, malade, pour mourir comme tant d'autres, car rentrer ne voulait pas dire survivre, nous t'aurions vu partir, nous aurions serré tes mains jusqu'à ce qu'elles soient sans force, nous t'aurions veillé nuit et jour, nous aurions écouté tes dernières pensées, tes murmures, tes adieux, ils auraient chassé à tout jamais la lettre qui me manque aujourd'hui. Et nous t'aurions fermé les yeux en récitant le kaddish. "
Je les voyais les enfants, depuis mon bloc, qui allaient sur le chemin des chambres à gaz. Je me souviens d'une petite fille, accrochée à sa poupée. Elle avait le regard perdu. Derrière elle, probablement des mois de terreur et de traque. On venait de la séparer de ses parents, on allait bientôt lui arracher ses vêtements. Elle ressemblait déjà à sa poupée inerte.
Je me suis nourrie de toi, et d’autres, j’ai absorbé vos sourires, votre détachement, votre langage, vos connaissances, votre désir, sans toutefois pouvoir vous le rendre.
Aujourd'hui encore, quand j'entends dire Papa, je sursaute, même soixante-quinze ans après, même prononcé par quelqu'un que je ne connais pas.