"Mais, Richard, mon chéri, j'ai bien peur que ce ne soit là le sort des femmes. Une femme n'est vraiment accomplie que lorsqu'elle a trouvé un bon mari, et celles qui n'en trouvent pas ne sont jamais véritablement heureuses. Je crois que le travail ne suffit pas à les combler ; il faut pour cela des enfants, mon chéri. C'est la nature, et on ne peut rien faire contre."
Maintenant qu'elle y réfléchissait, elle n'avait jamais entendu parler d'aucune jeune fille de sa connaissance qui eût mené une telle vie. Il était assez courant de voir des hommes partager un même appartement et, naturellement, les jeunes filles quittent leur foyer quand elles se marient. Quand elles se marient... Ah ! voilà le problème, c'était cela qui faisait toute la différence. (...) Des siècles de tradition, des siècles de précédents ! Des siècles qui vous étouffent, vous écrasent, vous suffoquent. Si on cède devant eux, on peut espérer vivre tant bien que mal, mais si on cherche à s'y opposer, on se brise contre leurs flancs d'airain. Elle comprit tout cela ; ce n'était pas sa faute ni celle de sa mère. Elles n'étaient que deux fétus de paille auxquels ont demandait de nager à contre-courant de ce flot tyrannique : l'usage établi !
Ne vous étriquez pas, ne vous engourdissez pas comme quelqu'un qui reste assis toute la journée au coin du feu. (...) J'ai le pressentiment qu'on veut vous encapsuler.
Stephen était devenue très grave et distante, trop réservée, trop assurée, pensaient ses voisins. Ils supposaient que le succès lui avait tourné la tête, car elle n’admettait pas que quiconque pût entrevoir la terrible timidité qui lui faisait un tourment de tout commerce social. La vie avait déjà enseigné une chose à Stephen : ne jamais permettre aux hommes de soupçonner qu’une créature les craint. La crainte d’un seul est un aiguillon pour la masse, car le primitif instinct du chasseur est difficile à détruire ; il vaut mieux faire face à un monde hostile que de tourner le dos un seul moment.
Oh, quelle femme dure et sans pitié devait être cette mère malgré sa douce beauté, cette femme qui, effrontément, était honteuse de son fruit. « Je préférerais vous voir morte à mes pieds... » trop tard, trop tard, votre amour m’a donné la vie. Je suis la créature que votre amour a faite ; par votre passion, vous avez créé la chose que je suis. Qui êtes-vous pour dénier mon droit à l’amour ? Sans vous je n’aurais jamais connu l’existence.
Le découragement commun à tous les écrivains était en elle ; elle détestait ce qu’elle écrivait. Le travail de la nuit précédente lui semblait insuffisant, sans valeur ; elle décida de le barrer au crayon bleu et de réécrire le chapitre du commencement à la fin. Elle se laissa aller à une espèce de panique ; son nouveau livre serait une faillite grotesque, elle le sentait, elle n’écrirait plus jamais de roman de la valeur du Sillon.
Et il sentait qu’il savait, qu’il ne savait que trop bien ce que la vie ferait de Mary Llewellyn, ce qu’elle en avait fait déjà, car n’avait-il pas vu l’amertume qu’il y avait en elle, le ressentiment qui ne pouvait mener qu’au désespoir, le défi qui ne pouvait mener qu’au désastre ? Elle opposait au monde entier sa faiblesse et, lentement mais sûrement, le monde se refermerait sur elle jusqu’à ce qu’il la broyât enfin.
Elle ne pouvait davantage trouver de consolation en écrivant, car le chagrin, souvent, produit l’une de ces deux choses, soit qu’il élargisse les sources d’inspiration, soit qu’il les dessèche complètement et, dans le cas de Stephen, c’est la dernière qui était survenue. Elle soupirait après la réconfortante et libre émission des mots, mais les mots, à présent, la fuyaient.
L’âme souffre lorsqu’on a conscience de sa lâcheté et cela incite à chercher refuge dans la seule violence des mots.
Elle connaissait à présent la désolation des petites choses, le pouvoir de causer une peine infinie qui se trouve cachée dans les petits objets inanimés qui survivent : dans un livre, dans un vêtement usagé, dans une lettre à demi achevée, dans un fauteuil favori.