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Critiques de Marguerite Yourcenar (808)
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L'Oeuvre au noir

Je crois bien ne m’être jamais sentie aussi mal à l’aise pour écrire un avis. Non pas que le roman ne m’ait pas plu, bien au contraire, mais simplement parce qu’il est d’un tel niveau que je ne me sens pas du tout à la hauteur de l’exercice.

Je vais toutefois faire de mon mieux.



Pour commencer, si vous avez l’intention de lire ce roman et que vos connaissances historiques sont faibles, il va vous falloir réviser. Je pense très sincèrement qu’il est indispensable de bien connaître le cadre historique dans lequel évolue Zénon pour comprendre cette œuvre un minimum. Le récit se déroule au XVI ème siècle en pleine période de la Réforme, l’Europe connaît l’explosion de plusieurs formes nouvelles d’interprétation des Ecritures, les critiques violentes envers l’Eglise catholique, les mœurs scandaleuses de son Clergé, aboutissent à des contestations et à l’émergence du protestantisme, du calvinisme et d’autres doctrines. Théologiens, philosophes participent activement à un débat d’idées dont la diffusion au sein des masses populaires est facilité par le perfectionnement des techniques d’imprimerie. L’Eglise catholique sent le danger et prend des mesures : concile de Trente, censure, Inquisition, parlements, et tribunaux dits « d’exception » engagent la Contre-Réforme et font la chasse aux « dissidences ».

Marguerite Yourcenar place principalement son histoire aux Provinces-Unies ( une partie du Nord de la France actuelle, Belgique et Pays-Bas). Si les noms de Charles Quint, Duc d’Albe, Gueux de mer, des comtes d’Egmont et Hornes ne vous disent rien, vous risquez d’être rapidement perdu.

Je suis très contente d’avoir eu la question des guerres de religion à étudier pour le capes il y a quelques années. Sans ces connaissances, tout me serait resté affreusement obscur. Je pense en particulier à l’épisode de Münster que Marguerite Yourcenar fait revivre par sa plume bien que nos sources historiques ne nous permettent pas de savoir dans le détail ce qu’il s’est passé.



C’est donc un cadre historique très précis et très complexe qui accueille le personnage principal Zénon. Zénon est un esprit libre de l’époque s’intéressant et touchant à de nombreux domaines comme la médecine, les sciences techniques, l’astronomie, l’alchimie etc… Il concentre en lui nombre des traits de personnages ayant réellement existé et dont Yourcenar s’est inspirée : Erasme, Ambroise Paré, Léonard de Vinci, Paracelse… Marguerite Yourcenar s’amuse parfois à faire de Zénon un visionnaire rêvant à des progrès techniques qui permettraient à l’homme d’évoluer dans les airs et sous la mer et, à l’instar de ceux qui l’ont inspirée pour la création de son personnage, elle lui attribue des idées très modernes.

On retrouve donc en Zénon un peu de tous ces esprits éclairés qui ont marqué l’époque moderne.



L’œuvre au Noir se découpe en 3 parties. La première s’attache à relater l’histoire de la famille de Zénon, on apprend aussi certaines choses sur Zénon lui-même mais uniquement par ouï-dire, on l’aurait vu à tel ou tel endroit. Sa réputation est déjà faite, on le soupçonne de nourrir des idées subversives et de sympathiser avec l’ennemi « mahométan ». Zénon voyage beaucoup et cette première partie est liée à cette époque de sa vie : l’errance au cours de laquelle il se forge son esprit et acquiert de solides connaissances. Il côtoie les plus grands en tant que conseiller ou précepteur.

Puis Zénon décide de se fixer. Il rentre à Bruges, sa ville d’origine. Ayant publié des écrits contrevenant à l’ordre établi, Zénon est recherché et doit donc utiliser une personnalité d’emprunt. Il se réinvente une vie et décide de consacrer son temps à soigner les malades et les plus pauvres au sein d’un établissement ecclésiastique. Des évènements feront que Zénon sera démasqué.

La troisième partie est alors consacrée à son procès et son séjour en prison.



Tout au long du roman, Marguerite Yourcenar analyse les mentalités de l’époque à travers l’esprit critique de Zénon. Elle le fait rencontrer des personnages tantôt tolérants, tantôt obtus. S’ensuivent alors de savoureux dialogues. Savoureux par le style, par le sens, bien qu’il ne soit pas toujours évident d’en saisir toutes les subtilités. Le texte est truffé de références bien précises et certainement pas anodines, références à la mythologie, à la Bible, à des écrits des penseurs de l’époque. Lorsque comme moi, on a une culture assez pauvre dans ces trois domaines, c’est assez frustrant …mais pas gênant. Pas gênant parce que, sur le coup, on ne s’en aperçoit pas. Mais c’est une fois ma lecture achevée et ayant effectué quelques recherches que je suis tombée sur un document précisant toutes ces références et que je me suis alors rendue compte de tout ce qui m’avait échappé. C’est pourquoi je pense qu’une relecture s’impose. De plus, de nombreux thèmes sont abordés, tolérance, liberté d’expression et de culte, homosexualité, torture, l’innovation scientifique et ses conséquences, le pouvoir, l’inégale répartition des richesses... Et on se rend compte que les questionnements de l’époque ne sont pas si éloignés des nôtres. Ce qui en fait un texte étonnamment contemporain par certaines des problématiques soulevées.



Un dernier mot concernant le titre :

L’œuvre au noir est la première étape du processus alchimique censé aboutir au Grand Œuvre c’est-à-dire à la pierre philosophale apportant immortalité et permettant de transformer les métaux en or. Ce processus compte 4 étapes : l’œuvre au noir, l’œuvre au blanc, l’œuvre au jaune et enfin l’œuvre au rouge.

L’étape de l’œuvre au noir « désigne dans les traités alchimiques la phase de séparation et de dissolution de la substance qui était, dit-on, la part la plus difficile du Grand Œuvre. On discute encore si cette expression s'appliquait à d'audacieuses expériences sur la matière elle-même ou s'entendait symboliquement des épreuves de l'esprit se libérant des routines et des préjugés. Sans doute a-t-elle signifié tour à tour ou à la fois l'un et l'autre. » (tiré des notes de l’auteur)

Tout le roman illustre parfaitement, à travers Zénon, l’acception symbolique de la définition de l’œuvre au noir donnée par Marguerite Yourcenar.



L’œuvre au Noir est donc une lecture très exigeante et qui nécessite un solide bagage culturel. C’est une œuvre très riche, magnifiquement écrite, qui décrit parfaitement toute une époque et ses mentalités et qui m’aura donné du fil à retordre pour écrire cette chronique. Néanmoins, ça en valait la peine tellement cette œuvre m’a éblouie par ses qualités littéraires et son érudition.


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Mémoires d'Hadrien

« Il est des livres qu'on ne doit pas oser avant d'avoir dépassé quarante ans » constate Marguerite Yourcenar dans son Carnet de notes. Or ce qui est vrai pour l'écriture vaut aussi pour la lecture, si l'on veut bénéficier de l'expérience et du recul nécessaires à l'appréciation de leur substance. Les Mémoires d'Hadrien ont ainsi patienté de longues années dans ma bibliothèque avant que je me décide à les lire pour de bon. Et la magie a opéré : ces pages jaunies par le temps viennent d'exhaler, dans une très belle langue, leur concentré d'érudition et de sagesse.



L'empereur Hadrien, malade du cœur et sentant sa mort venir, écrit une longue lettre à Marc Aurèle, qu'il espère comme successeur après Antonin. Il y relate sa jeunesse, son expérience de la guerre et des conquêtes, ses voyages, son goût pour l'art, la science, la beauté et le pouvoir, comment il succéda à Trajan et ses réalisations en tant qu'empereur, œuvrant à maintenir la paix et la richesse de l'empire. Hadrien est grec dans l'âme mais romain dans sa discipline et sa volonté d'avancer. Il ne fait pas mystère de ses sentiments, même les plus intimes, tout en gardant la décence qui sied. En témoigne l'évocation de sa passion tragique pour le jeune Antinoüs ou, plus tard, la description de son corps affaibli par la maladie.



Marguerite Yourcenar a mûri ce roman pendant plus de 20 ans avant de trouver le point de vue sous lequel l'aborder et d'en écrire la version définitive, publiée en 1951. Pourquoi cette fascination pour le IIᵉ siècle et Hadrien en particulier ? Parce que, selon Flaubert, « Les dieux n'étant plus, et le Christ n'étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc Aurèle, un moment unique où l'homme seul a été. » Et Marguerite d'ajouter que « Si cet homme n'avait pas maintenu la paix du monde et rénové l'économie de l'empire, ses bonheurs et ses malheurs personnels m'intéresseraient moins. » En suivant le destin de ce personnage tout-puissant, vénéré comme un dieu et investi d'une mission pour ses semblables, on touche à l'essence la plus noble de l'humain. «J'étais dieu, tout simplement, parce que j'étais homme » déclare ainsi Hadrien sous la plume de l'auteur.



La manière dont Marguerite Yourcenar s'est installée dans la peau de l'empereur vieillissant, a fait siens ses souvenirs et ses sentiments, est à la fois remarquable et troublante. Ses recherches et sa culture classique ne suffisent pas à l'expliquer ; une autre dimension, irrationnelle, spirituelle, est nécessaire. L'auteur avoue ainsi avoir été « Un pied dans l'érudition, l'autre dans la magie, ou plus exactement, et sans métaphore, dans cette "magie sympathique" qui consiste à se transporter en pensée à l'intérieur de quelqu'un. »



Ce tombeau littéraire érigé à la mémoire d'Hadrien est un monument inégalé qui donne ses lettres de noblesse au roman historique. Car, comme l'exprime si bien son auteur, « Ceux qui mettent le roman historique dans une catégorie à part oublient que le romancier ne fait jamais qu'interpréter, à l'aide des procédés de son temps, un certain nombre de faits passés, de souvenirs conscients ou non, tissus de la même matière que l'Histoire. »
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Mémoires d'Hadrien

Difficile de résumer un tel chef-d’œuvre…

Ce roman est un joyau d’intelligence, d’érudition, de sagesse et de poésie.

Une lecture exigeante certes car très documentée et écrite dans un style soutenu avec une précision d’orfèvre mais quel prodige! Quel texte éblouissant !

La philosophie de vie qui s’en dégage est remarquable.

Marguerite Yourcenar se glisse dans la peau de l’empereur Hadrien et donne vie et voix à ce chef de guerre raffiné et cultivé de manière si incroyablement juste qu’on oublie que ce n’est pas lui qui écrit. Après vingt ans de règne, malade et mourant, Hadrien livre un ultime et puissant témoignage sous la forme d’une longue lettre destinée à son supposé successeur Marc Aurèle.

Il s’agit à la fois d’un récit politique, philosophique et historique entremêlé de réflexions existentielles.

Cet esthète à l’intelligence fine nous emporte dans une plongée introspective passionnante menant à la connaissance et l’acceptation de soi. Il a tant expérimenté les facettes de la condition humaine qu’une grande universalité se dégage de ce texte humaniste.

Ses réflexions sur la mort, la maladie, l’amour, l’amitié, le plaisir, la souffrance ou encore le temps qui passe s’ajoutent habilement au récit de ses conquêtes, ses projets, ses voyages et ses stratégies militaires. Il raconte comment il a su bâtir, unifier et pacifier tout en se faisant respecter aidé par « l’observation des autres, la lecture, l’observation de soi ».

Ses aventures nous transportent sur des champs de batailles et dans des décors impériaux antiques où oracles, courtisanes médecins et astronomes se croisent au son des cithares.

Hadrien se confie aussi sur son amour passionnel non pour sa femme mais pour son jeune amant Antinoüs qui mourra noyé dans le Nil et le laissera dans un immense désarroi. Sa résistance à la souffrance de son corps déliquescent et à la fin qui approche est admirable de lucidité et de sagesse « …Tâchons d’entrer dans la mort les yeux ouverts… ».



Un roman très riche et étincelant, d’une maitrise exceptionnelle, lisez-le, si ce n’est fait, en mémoire d’Hadrien, en mémoire de Marguerite Yourcenar, en mémoire de la Littérature
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L'Oeuvre au noir

Quelques bouquins avalés à la hâte avaient forgé mon orgueil et je me targuais d'érudition. Je me croyais armé pour défier Marguerite Yourcenar. Avec son "look" de paysanne du terroir, elle n'impressionnait pas le jeune coq que je suis en littérature.



Il m'avait quand même fallu élever un peu le regard avec Mémoires d'Hadrien, et mesurer du même coup l'ombre que répandait sur mes certitudes la dimension de son auteure. Mais soit, cette ouverture sur l'antiquité m'avait mis du baume au coeur. N'était-ce pas une « période dorée » comme le disait elle-même Marguerite à Bernard Pivot dans un entretien en son refuge américain.



C'est avec Zénon, le héros de L'Œuvre au noir, que j'ai poursuivi mon bras de fer avec le monstre d'érudition. Au gré des chapitres, j'ai partagé la vie d'errance de l'alchimiste. Lui pourchassé par l'obscurantisme d'une religion qui n'admet ni concurrence ni contradiction, moi par les mêmes démons que ceux qui m'ont conduit sur les chemins de l'école buissonnière.



Je me rends compte très vite que Marguerite Yourcenar a placé la barre très haut. Elle a en outre convoqué dans cet ouvrage tant de célébrités des temps anciens qui me sont inconnues, que la solitude m'étreint dans ce monde surpeuplé. Pas étonnant que je ne perçoive que froideur chez les contemporains de Zénon. Il faut dire aussi que, convaincus d'une foi qui nous est aujourd'hui étrangère, ils sont capables d'avancer vers le bûcher avec moins de trouble que moi vers le siège du dentiste.



Zénon rêve de liberté. Celle-là même qui nous fait aujourd'hui récuser les lois de la nature. Philosophe, il trouve dans la sagesse compensation à sa privation. C'est un grand observateur de son temps. Son point de vue donne à Marguerite Yourcenar prétexte à développer le sien propre sur cette époque intraitable envers qui oserait avancer que la terre tourne autour du soleil.



Alchimiste, il croit à l'immanence de la matière, la transmutation du plomb en or. Malgré les efforts de la science pour nous convaincre du leurre, ce rêve insensé nous est resté. Mais les jeux de hasard se sont substitués au plomb dans une alchimie encore plus subtile dont on connaît le bénéficiaire.



Médecin, Zénon redevient réaliste. La plus grande qualité de l'époque pour un tel praticien étant le fatalisme, en la maladie il détecte une raison supérieure, en la souffrance une punition. Quand pour nous le refus de la douleur est devenu une exigence.



Humaniste, il regrette cependant ce que les hommes font de leur vie. Les espoirs qu'il tire de son idéalisme forcené sont battus en brèche par une religion qui gouverne les esprits en ce XVIème siècle en Europe. Il lui récuse néanmoins le monopole de la vérité : "Je me suis gardé de faire de la vérité une idole, préférant lui laisser son nom plus humble d'exactitude".



Seul un personnage fictif pouvait regrouper autant de qualités pourtant parfois difficiles à faire cohabiter dans le même esprit. Il est construit sur mesure et donne ainsi à Marguerite Yourcenar le champ pour développer ce que son esprit foisonnant peut concocter afin de faire passer son message.



S'il est vrai que la quête alchimique commence par l'introspection, L'Œuvre au noir m'a renvoyé à mes insuffisances. Voilà un ouvrage propre à redonner de l'humilité à qui voudrait se glorifier d'une culture qu'il n'a pas. Il s'en trouvera forcément détrôné au sortir d'un tel ouvrage. Je ne dirai pas que cette lecture m'a comblé de bonheur. Chaque page est si lourdement chargée d'autant de volumes ingurgités par son auteure pour en sculpter chaque phrase que mes frêles épaules ont ployé.



Me voilà dépité au sortir de mon empoignade. Une fois de plus je n'ai pu que mesurer la hauteur de la montagne dont le sommet se perd désormais dans les nuages. Me voilà renforcé dans ma conviction de persévérer pour combler ce que les dissipations de mes universités ont pu me faire accumuler de lacunes.



Le sourire malicieux figé sur le masque de celle que je voyais comme une paysanne du terroir m'a fait comprendre l'inégalité du combat. Quand tu ne peux pas abattre ton ennemi, embrasse-le. Marguerite, je t'aime un peu, beaucoup, à la folie. Même si tu es sévère avec mon pauvre discernement, je reste beau joueur.

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Mémoires d'Hadrien

Une visite à Hermogène, son médecin, vient d'apprendre à l'empereur Hadrien sa mort prochaine, d'une maladie de coeur.

Hadrien commence alors la rédaction d'une lettre à Marc-Aurèle. Il y relate sa vie, son régne, ses passions; mais aussi ses défauts. Il raconte aussi à Marc-Aurèle la civilisation romaine, telle qu'un empereur romain fasciné par la Grèce peut la percevoir. Car Hadrien a passé beaucoup de temps chez les Grecs, ce qui a sans doute contribué à faire de lui l'homme qu'il est devenu.

Honnête envers lui-même tout comme envers son correspondant, Hadrien avoue aussi ses faiblesses, telle que sa passion pour Antinoüs et la douleur que la mort de celui-ci lui a infligé.



Comment parler d'un roman aussi magistral que celui-ci? Difficile, mais je vais essayer.



Le récit, écrit en "je" donne vraiment l'impression que c'est Hadrien lui-même qui s'exprime, et non l'auteure. Mieux encore, au fil du texte, l'on oublie que c'est à Marc-Aurèle que l'empereur s'adresse: le lecteur est attiré dans l'esprit d'Hadrien jusqu'à avoir l'impression qu'il lui parle de son existence, qu'il lui permet de pénétrer dans son intimité, lui qui fut l'un des César. On se sent également transporté à son époque, à tel point qu'il est difficile, une fois le livre refermé, de revenir dans la réalité.

Peut-être ce sentiment est-il voulu par Marguerite Yourcenar, qui écrit à propos de ces "Mémoires":

"Portrait d'une voix. Si j'ai choisi d'écrire ces Mémoires d'Hadrien à la première personne, c'est pour me passer le plus possible de tout intermédiaire, fût-ce de moi-même. Hadrien pouvait parler de sa vie plus fermement et plus subtilement que moi."



Yourcenar dit également, à propos de l'écriture de ce récit, commencé dans les années 1920:

"En tout cas, j'étais trop jeune. Il est des livres qu'on ne doit pas oser avant d'avoir dépassé quarante ans. (...)." C'est aussi vrai pour la lecture de ce roman. Il ne faut absolument pas attendre d'avoir quarante ans pour le lire, puisque cela reviendrait à se priver inutilement d'un moment de pur bonheur. Mais il faut en tout cas attendre d'avoir atteint la maturité nécessaire pour apprécier un récit qui n'est pas spécialement facile à lire.

Car les Mémoires d'Hadrien sont assez compliquées. Mélangeant la poésie et l'histoire, le texte aborde également de nombreuses considérations politiques de l'époque traitée. L'empereur va même jusqu'à nous faire partager certaines de ses réflexions les plus philosophiques. Il est donc compliqué d'y accrocher lorsqu'on est trop jeune pour comprendre les nombreuses idées et théories développées par Marguerite Yourcenar dans son portrait de cet "homme presque sage".



Car Hadrien est sage. Lucide aussi, quant au devenir de l'empire romain, dont il sait qu'il finira par disparaître. Et il est surtout sage et lucide envers sa propre existence et sa propre fin. Ainsi, dès le début du récit, il se réconcilie avec ce corps malade qui est le sien.

Dès les premières pages du récit, Yourcenar parvient à montrer un Hadrien courageux, ferme et honnête. Le reste du roman donne la même impression. Malgré ses erreurs et ses défauts, dont il parle d'ailleurs sans tabous, Hadrien reste tout du long cet homme face auquel on se sent faible et minuscule.
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L'Oeuvre au noir

Intimidé, on peut l'être, devant un tel titre, assurément l'un des plus beau de la littérature française, peut-être le roman le plus éclatant de cette grande citoyenne du monde, dont Bruxelles conserve jalousement l'origine, à défaut de sa citoyenneté, malgré son emploi juste et remarquable du mot « couque »…



Marguerite Yourcenar n'a eu de cesse d'arpenter le monde, elle qui a si bien su se défaire de certaines convenances, pour mieux en embrasser d'autres, refusant obstinément de servir autre chose que la grande littérature, ne laissant dans les mémoires en mal de figure qu'une image floue et peu accessible, impossible à ériger comme symbole malgré sa grande liberté.



Sa langue d'une grande richesse apparait double : tout en embrassant les grands préceptes linguistiques de ses aînés, elle use parfois d'une syntaxe propre à des langues non-latines, déliant de longues propositions dont le sens ne viendra qu'une fois toutes étalées.



Sous prétexte du grand roman historique, elle en profite pour créer un inoubliable personnage littéraire, l'alchimiste Zénon, modèle de rigueur et de doute dans une époque propice aux délires religieux, double personnel et sûrement inconscient du Zéno d'Italo Svevo…



La structure de l'oeuvre, sans cesse remaniée, donne lieu à une longue introduction explicative dans cette version Pléiade, amenant peut-être cette impression d'une oeuvre qui, à force de travail de son auteure, semble souffrir d'un petit manque de « fraîcheur », laissant navré l'auteur de cette critique devant ce sentiment qu'il arrive à s'expliquer sans bien réussir à le définir… Serait-il influencé par l'appareil critique au point d'y voir des failles qui n'existent pas ?

Toujours est-il que le roman semble parfois un peu morcelé, désincarné, quand à d'autres moments il étonne par la proximité qu'il arrive à établir avec une période si lointaine et chaotique, où le prix d'une vie humaine semblait si dérisoire face aux volontés pyromanes de ses ignobles dirigeants-gourous ; certains passages sont absolument saisissants d'empathie, tel son inoubliable épilogue, quand d'autres semblent figés dans une froide contemplation, la complexité de certaines phrases en partie responsable.



Mais que l'on ne s'y méprenne pas, la catégorisation « chef-d'oeuvre » ne souffre d'aucune contestation possible, et sa lecture ne s'avère au final pas si exigeante — contestant par là l'avis de certains lecteurs, sans doute réticents à prolonger une certaine concentration, effets délétères prouvés de l'utilisation des smartphone (*) — alors que résonne encore l'empreinte de cette poignée d'Homme qui, tout au long de l'Histoire, ont su refuser les injonctions d'un pouvoir éternellement corrompu par la veulerie et le mensonge.



(*) : vous n'y verrez là, je vous en prie, aucune malice de ma part, plutôt un simple constat corroboré par toutes les études d'impact un peu sérieuses sur le sujet (elles sont d'ailleurs plutôt en petit nombre, vu l'emploi à présent unanime et discriminatoire de ces engins) : ces objets détruisent littéralement la capacité d'attention et de concentration de leurs utilisateurs, et résister à leur usage enferme l'individu-rebelle dans une certaine solitude, rangé comme ermite ou marginal, son attitude critique balayée par une soi-disant contingence à la modernité…

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Mémoires d'Hadrien

Ce livre est un chef d’œuvre!

Sous forme de lettre adressée à son petit-fils adoptif Marc Aurèle, Hadrien livre un état des lieux de sa vie, se sachant condamné par la maladie.

Grand homme, visionnaire et grand stratège il a maintenu la paix du monde et rétabli l'économie de l'empire.

Il retrace le travail accompli et aussi ses pensées sur la vie, la mort, l'amour, la religion.

A la lecture de ses mémoires, il est frappant de constater que certaines choses, remises dans leur contexte, n'ont pas vraiment changé, alors qu'il vécut au deuxième siècle ; et nul doute qu'un homme de l'envergure d'Hadrien, serait le bienvenu à notre époque...

Marguerite Yourcenar a acquis une réputation mondiale grâce à ce roman historique, elle la méritait à coup sûr.
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Anna, soror...

“Je vais vous raconter, avant de vous quitter, l’histoire d’un petit inceste près de Napoli…” que Dalida me pardonne, j’ai pris quelques libertés avec les paroles, dictées par le contexte…



Marguerite Yourcenar, première femme élue à l’Académie Française, plaçait ce court roman, écrit dans la fulgurance d’un séjour transalpin, sous le patronage de peintres de la Renaissance, El Greco et Caravaggio et c’est vrai… elle écrit comme on peint.



Pourquoi cette impression ? Sans doute parce qu’elle embrasse l’Histoire, politique ou culturelle, dans l’histoire (voyez la nuance de “h”…). Cela sans même avoir besoin de s’abaisser à une énumération pompeuse d’oeuvres artistiques, elle nous en dit le moins possible mais nous encourage à créer le décor, à enrichir l’atmosphère. Charge à nous d’ajouter le son lointain d’un luth, le vent qui souffle entre les colonnes du cloître, le froid du marbre contre le dos d’Anna. L’écrivain, exigeante, stimule le lecteur, elle convoque son imagination et son érudition, même inconsciente, nous prenons une part active à l’effort.



“Les adieux s’étaient prolongés en silence. Il avait dû, très doucement, dénouer les bras tièdes qui se serraient contre sa nuque. Sa bouche gardait encore la saveur âcre des larmes”



Ce récit de jeunesse, quelque peu remanié de l’aveu même de l’auteur, ne souffre aucune surabondance. Le style est d’orfèvrerie, d’une limpidité rare, la succession des phrases est d’une exigence formelle vertigineuse. C’est fascinant comme suivre des yeux le cours limpide d’un ruisseau. Du reste, c’est bien la métaphore aquatique qu’avait en tête Yourcenar qui voulait initialement nommer son roman “Remous”.



Certainement, les détracteurs de Yourcenar pourront arguer que, comme souvent, la distanciation et la froideur du récit ne permettent pas une empathie des plus immédiates mais cela ne doit plus nous surprendre… derrière cette apparence, dur de ne pas penser à la douleur secrète de Marguerite l’orpheline de mère dans la narration du trépas de Dame Valentine.



Yourcenar se justifie vaguement dans sa Postface, d’avoir choisi, comme sujet de son roman d’amour, un inceste entre frère et soeur. Elle rappelle certains exemples littéraires et conçoit l’inceste comme le dernier tabou, le dernier interdit, et l’on entend “dit” dans interdit c’est à dire quelque chose d’indicible, dans un XXème siècle où, selon l’auteur, l’adultère et l’homosexualité ne goutent plus assez le souffre d’époques plus corsetées. Cela se discuterait, car c’est précisément l’homosexualité doublée d’adultère qu’a choisi Marguerite Yourcenar pour thème d’Alexis, quelques années plus tard.



Il manque justement quelque chose de l’étoffe de “Alexis ou le traité du vain combat”, dont j’ai déjà parlé ici, qui partage avec “Anna, Soror…” la grâce de la plume yourcenarienne, merveilleuse de précision mais qui comporte, en sus, de nombreuses et incisives réflexions sur la nature humaine, dont on manque un peu ici.

Ce n’est pas à dire que la profondeur de la rivière est moindre dans “Anna, Soror…” l’ascèse janséniste du père Don Alvare pour qui “tout n’est rien”, et la résilience constante d’Anna par exemple placent ces deux personnages bien au delà du commun des mortels, si le cours d’eau est un peu moins sinueux, peut-être est-il voulu plus trouble par l’écrivain…

Ce roman en clair obscur est une très belle parenthèse esthétique et historique mais ne charrie pas toutes les demi-teintes, toutes les nuances de gris qui font la richesse du roman d’Alexis.



Qu’en pensez-vous ?

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Mémoires d'Hadrien

Quand l'érudition et la sagesse éclairent nos vies et nous rendent meilleurs.



Il est des livres que nous savons précieux dès les premières lignes, des livres qui ont ce pouvoir troublant de retranscrire des sentiments et sensations fugaces, que nous n'avons jamais su exprimer mais toujours ressentis confusément. De mettre noir sur blanc l'indicible auréolant le temps qui passe, la vieillesse, la mort et la vie, la dualité du corps et de l'esprit, l'amour, le sacré et le vulgaire, ou encore l'art. Les mémoires d'Hadrien est un de ces livres.

Quel trouble de lire certains passages, de les relire, bouche bée, en se disant que oui, c'est ça, c'est exactement ça, ces phrases-là, qui plus est écrites d'une écriture ciselée et poétique, sont des clés rares permettant de mieux comprendre ce monde dans lequel nous ne sommes que de passage. Permettant, par là même, de mieux nous comprendre. Même si ces lignes sont les réflexions d'un homme qui sort de l'ordinaire, celles d'un empereur, Hadrien. Enfin les écrits d'un empereur tel que le voit, le ressent Marguerite Yourcenar, femme du 20ème siècle, qui se met dans la tête de cet empereur romain du second siècle. 18 siècles les séparent, le sexe les sépare, et pourtant, nous avons véritablement l'impression de lire la biographie d'Hadrien raconté par lui-même. Un empereur à une époque charnière car, selon Flaubert, « Les dieux n'étant plus, et le Christ n'étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc Aurèle, un moment unique où l'homme seul a été ». Voilà pourquoi ce livre est une somme éminemment humaine, seulement humaine.



« J'étais seul à mesurer combien d'âcreté fermente au fond de la douceur, quelle part de désespoir se cache dans l'abnégation, quelle haine se mélange à l'amour ».



Hadrien régna sur l'Empire romain entre les années 117 et 138. Ce fut un humaniste et un grand voyageur, un homme libre et visionnaire, souvent sage, parfois égaré et injuste. Marguerite Yourcenar imagine une très longue lettre écrite par l'empereur alors malade et qui sentait sa mort venir. Une lettre destinée à son petit-fils Marc-Aurèle. L'écrivaine historienne s'est identifiée au personnage, a réussi à s'insérer dans l'époque, afin de ressentir, de voir, d'entendre, de rêver et de penser, de passer en revue les faiblesses, comme si elle était cet empereur.



« le premier venu peut mourir tout à l'heure, mais le malade sait qu'il ne vivra plus dans dix ans. Ma marge d'hésitation ne s'étend plus sur des années, mais sur des mois. Mes chances de finir d'un coup de poignard au coeur ou d'une chute de cheval deviennent des plus minimes ; la peste ou le cancer semblent définitivement distancés. Je ne cours plus le risque de tomber aux frontières frappé d'une hache calédonienne ou transpercé d'une flèche parthe ; les tempêtes n'ont pas su profiter des occasions offertes, et le sorcier qui m'a prédit que je ne me noierai pas semble avoir eu raison (…) Comme le voyageur qui navigue entre les îles de l'Archipel voit la buée lumineuse se lever vers le soir, et découvre peu à peu la ligne du rivage, je commence à apercevoir le profil de ma mort ».



Il y a pour moi deux facettes au récit, deux facettes étayées de profondes et belles réflexions philosophiques. D'une part, celle liée au parcours historique d'Hadrien : son enfance, ses années de formation, son ascension vers le pouvoir, sa politique apaisée, pacifiste, ouverte et tolérante, s'inspirant des différentes contrées du monde qu'il ne cesse de parcourir et auprès desquelles il s'inspire inlassablement dans une volonté d'unification des peuples à la civilisation romaine. D'autre part, celle liée à l'homme intime, à ses sentiments, ses réflexions sur l'amour, la mort, la vieillesse, l'art de vivre, réflexions certes inscrites en leur temps (passionnants notamment ces passages sur le christianisme considéré alors encore comme une secte) et pourtant atemporelles. Ses amours avec de jeunes hommes, notamment avec Antinoüs, sont touchants. La mort de ce dernier, alors qu'Hadrien devenait presque cruel avec lui, dévasta Hadrien et rendit son regard plus sensible, plus humain, tout simplement. C'est ce deuxième aspect du livre que j'ai profondément aimé, le premier s'avérant par moment lourd et exigeant. Mais le premier alimente le second, il est vrai, deux facettes indissociables pour comprendre cet homme. Ces deux facettes, que je distinguais nettement au premiers tiers du livre, se sont mises subtilement à s'entrelacer ensuite. Mon plaisir pour ce livre a été crescendo au point, peu à peu, de déguster véritablement chaque page.



Avec pudeur et délicatesse, Yourcenar ne cache rien, ni les affres de la maladie, ni les penchants sentimentaux contradictoires de cet homme, ni les lâchetés et parvient à faire éclore des ressentis qui étaient restés en moi à l'état de bourgeons… Éclos grâce à cette plume magistrale, je sais d'ores et déjà que je reviendrai sur ces nombreux passages surlignés qui éclairent mes propres sentiments, ma propre expérience. Les livres, ce genre de livre, sont de véritables compagnons nous offrant des réponses.



« Cloué au corps aimé comme un crucifié à sa croix, j'ai appris sur la vie quelques secrets qui déjà s'émoussent dans mon souvenir, par l'effet de la même loi qui veut que le convalescent, guéri, cesse de se retrouver dans les vérités mystérieuses de son mal, que le prisonnier relâché oublie la torture, ou le triomphateur dégrisé la gloire ».



La plume de Marguerite Yourcenar est exceptionnelle. Elle excelle tout autant à exprimer un sentiment universel, à révéler certains ressentis très intimes qui aussitôt approchés, par nous, souvent partent en fumée, voire des pensées davantage inavouables, à décrire avec brio un paysage. Cette lettre faite livre recèle de mille et une pépites comme en attestent les milles et un passages soulignés, commentés, aimés.

J'ai eu la troublante sensation parfois de lire un mélange de secret et de sacré, comme peut l'être l'amour, une forme d'initiation à la vie dans toute sa globalité. Et quelle poésie pour narrer la beauté…



« Ma main glissait sur sa nuque, sous ses cheveux. Dans les moments les plus vains ou les plus ternes, j'avais ainsi le sentiment de rester en contact avec les grands objets naturels, l'épaisseur des forêts, l'échine musclée des panthères, la pulsation régulière des sources. Mais aucune caresse ne va jusqu'à l'âme ».



Sans doute Marguerite Yourcenar, femme du 20ème siècle, était-elle plus proche d'Hadrien que nous le pensons de prime abord pour avoir réussi ainsi à transmettre avec une telle acuité les pensées de cet homme. Finalement, comme lui elle était libre, amoureuse d'une personne du même sexe avec laquelle, loin des convenances de l'époque, elle a vécu changeant même, pour elle, de nationalité, érudite…sage tout simplement, solaire et humaine.



En conclusion, si l'explication détaillée de l'ascension au pouvoir et du pouvoir de l'empereur peut s'avérer parfois fastidieuse, mais le plus souvent passionnante, passionnante de façon croissante, quand elle relate notamment les relations avec les autres peuples ou les mesures économiques et sociales prises, le récit convoque avec érudition tout autant la philosophie, la poésie, l'astrologie, l'ésotérisme, tels que les oracles et la chiromancie, les arts, la mythologie, pour nous livrer un récit solaire qui conte l'humanité dans toute sa globalité et complexité par l'intermédiaire d'un seul homme, d'un grand homme, à travers ses ambitions, ses désirs, sa grandeur d'âme mais aussi via les interstices sombres de ses failles, de ses blessures, de ses lâchetés. le tout au moyen d'une écriture magnifique, ciselée et poétique, une écriture de toute beauté. Un livre rare, compagnon de vie, compagnon de beautés, compagnon de maladie, compagnon d'agonie lorsque, déjà, nous naviguons sur les eaux brumeuses du Styx…



« L'âme n'est-elle que le suprême aboutissement du corps, manifestation fragile de la peine et du plaisir d'exister ? Est-elle au contraire plus antique que ce corps modelé à son image, et qui, tant bien que mal, lui sert momentanément d'instrument ? Peut-on la rappeler à l'intérieur de la chair, rétablir entre elles cette union étroite, cette combustion que nous appelons la vie ? Si les âmes possèdent leur identité propre, peuvent-elles s'échanger, aller d'un être à l'autre, comme le quartier de fruit, la gorgée de vin que deux amants se passent dans un baiser ? »…





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Mémoires d'Hadrien

Je ne suis pas vraiment porté sur l'adoration des tout puissants, encore moins des empereurs, mais voilà qu'un des leurs m'invite à la confidence au seuil de sa mort. Que fais-je ? Je le renvoie à ses soldats ? À ses garnisons, ? À ses tribuns ? À ses palais ? À ses alcôves ? Ou bien je l'écoute un peu, pour peu qu'il aurait à me dire des choses intéressantes... ?

Ici l'écrivaine, Marguerite Yourcenar, au travers du narrateur qu'est l'empereur Hadrien, convoque autant l'humanité, les philosophes que les astres.

Comment nommer ce livre, Mémoires d'Hadrien ? Est-ce un roman historique, une biographie ? Une confidence ?

Ce livre peut faire peur, cette peur c'est d'ailleurs ce qu'il m'est arrivé et m'a donné aussi envie d'y venir.

Un carnet de notes à la fin du livre explique le cheminement de l'auteure. Il nous apprend beaucoup sur l'idée initiale, la construction de ce livre, la pensée de l'auteure aussi, Marguerite Yourcenar m'est apparue ici comme une exploratrice insatiable, arpentant autant les lieux physiques où vécut Hadrien que ceux plus mystérieux que sont les sillons de l'âme humaine. C'est presque elle que j'ai découvert plus que l'empereur Hadrien. Cela ressemble au travail d'une existence ployée vers la beauté et l'érudition.

« Un pied dans l'érudition, l'autre dans la magie, ou plus exactement, et sans métaphore, dans cette magie sympathique, qui consiste, à se transporter en pensée à l'intérieur de quelqu'un ».

Dix-neuf siècles plus tard, que reste-t-il de cet homme, l'empereur Hadrien ?

Ce que j'aime dans les personnages des livres, ce sont leurs fêlures, ces interstices par où entre enfin la vie.

Marguerite Yourcenar fait resurgir sous la lumière de son écriture un empereur intègre, intransigeant, attachant. C'est un empereur autant attaché aux travaux de la paix qu'à ceux de la guerre. D'ailleurs, la paix il va la construire comme quelque chose d'essentiel pour lui.

Il posera un regard nouveau sur ce qui touche l'humain, l'attention aux autres, l'attention aux choses de l'art aussi...

Sur les pas d'Hadrien, nous déambulons sur les contours de la Méditerranée et un peu plus loin vers l'Asie Mineure, et pourquoi pas aussi vers la Bretagne d'alors, c'est-à-dire la Grande-Bretagne d'aujourd'hui, un vaste territoire, un empire, qui devient sous nos yeux comme une sorte de continent : la Mer Noire, l'Espagne, la Grèce, la Gaulle, la Colchide qui nous rappelle le mythe de Jason et des Argonautes, et puis aussi l'île où vécut peut-être le héros Achille...

Le début du récit commence par une lettre adressée par l'empereur Hadrien à Marc-Aurèle, futur empereur, en quelque sorte celui qu'il désigne ici comme son successeur. Nous démarrons donc ce texte en agréable compagnie. Hadrien sent sa mort proche et se confie... Alors il revient sur son passage dans la vie, peut-être dans L Histoire, la trace qu'il espère pourquoi pas laisser après lui...

Aurais-je lu ce livre s'il n'avait été proposé par un cercle de lecteurs auquel j'appartiens au sein de ma médiathèque préférée ? Quand je dis « cercle de lecteurs », je devrais dire « cercle de lectrices », je suis le seul homme régulier de ce cercle. Si vous m'autorisez une petite digression, je vous dirai qu'un jour je me suis étonné de ce manque de parité, pour une fois à l'envers. La directrice de la médiathèque m'a alors donné son interprétation. Statistiquement, les hommes lisent autant que les femmes, par contre, s'agissant de parler des livres, les hommes ne sont pas présents à cet exercice, par pudeur sans doute, n'osant pas révéler à d'autres personnes des émotions qu'ils ont ressenti à ces lectures... Voilà, je referme la parenthèse.

L'écriture de Marguerite Yourcenar est magnifique, lumineuse, solaire, sensuelle à certains endroits. Elle est fluide et m'a aidé à accéder à ce propos érudit qui convoque un personnage historique.

On se fait un monde des empereurs romains, on les croit fous, névrosés, tyranniques, dictateurs, inaptes à comprendre le monde, incapables de descendre de leur piédestal.

Il est vrai que des personnages comme Néron, Caligula, ou même César, n'ont pas aidé à rendre beau le profil de la fonction.

Si l'empereur Hadrien porte un regard humain sur ses semblables, il n'en demeure pas moins qu'il sait régler avant l'heure tout risque pouvant menacer son pouvoir, les manoeuvres autour de lui sont monnaies courantes, son charisme joue à chaque fois dans le bon sens.

C'est un empereur qui a des failles, des blessures, des doutes... Des défauts aussi, des endroits où il nous agace à certains moments. C'est d'ailleurs la force du propos. Humblement, il le reconnaît d'ailleurs, il nous confie ses erreurs, ses secrètes lâchetés. Mais c'est un homme de pouvoir et dans sa fonction où il faut prendre des décisions, ses émotions s'effacent, se retirent un peu pour laisser l'empereur faire son travail...

J'ai aimé cet empereur qui forge les premiers pas de son pouvoir sur le renoncement à une politique de conquête. Il voulait le pouvoir pour restaurer la paix, mettre un terme aux répressions sanglantes.

Hadrien, homme politique aussi forcément, nous dévoile ce qui existait et qu'on croit parfois comme une réalité contemporaine : l'orgueil et la vanité du pouvoir, la convoitise de ce pouvoir, les intrigues de palais, les conspirations, les ténébreuses machinations, le cercle étroit des femmes...

Son destin, sa manière de gouverner, sa trace, tout cela indique une note originale et j'ai trouvé dans les mots de Marguerite Yourcenar une manière belle d'aborder l'humanité tout entière au travers de l'envergure d'un seul homme, ses rêves, ses désirs, ses ambiguïtés, ses blessures, ses renoncements...

Voilà un empereur qui creuse des ports, construit des digues, des aqueducs, élève des fortifications pour se défendre, fonde des bibliothèques.

Des villes naissent, se multiplient sous son règne. Elles sont belles.

Hadrien se détourna très vite de son épouse Sabine pour laquelle il a des mots très durs. L'empereur aimait davantage les hommes que les femmes et dans ce chemin de vie davantage les jeunes hommes, des éphèbes. Son amour véritable fut Antinoüs. Leur amour fut un éclat de bonheur, un diamant, quelque chose qui scintilla, et la mort du jeune homme, son choix de mourir un jour, fut quelque chose qui dévasta Hadrien, le rendit plus humain, le ramena à la terre, à la mer, au paysage quotidien, aux bruits de la rue et du rire des enfants. Sans doute il ne s'en remit jamais... Ou peut-être cela changea son regard sur l'humanité. Hadrien en fut dévasté, comme il fut dévasté par la mort d'autres proches avant et après.

La « presque sagesse » d'Hadrien qui transpire dans le texte de Marguerite Yourcenar nous offre des mots follement beaux, fugitifs, parfois un peu rebelles par rapport à l'ordre des choses, des mots qui transgressent et veulent davantage dire la paix que la guerre, davantage dire l'attention auprès d'un esclave que le désir de répression...

Davantage dire la vie...

Un magnifique texte, empli de lumières et d'érudition.
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Mémoires d'Hadrien

Depuis que j'ai lu "Mémoires d'Hadrien", je suis devenu impitoyable envers les autres romans historiques, que je juge à l'aune de celui-ci. C'est injuste, je le reconnais, mais le roman de M. Yourcenar est un modèle de rigueur et de méthode. On raconte qu'un professeur de grec ancien en a donné un extrait à traduire à ses étudiants, à Toulouse : à part deux ou trois expressions qui ne passaient pas en grec classique, expressions trop modernes, le reste se laissait traduire sans barbarisme ni étrangeté en une langue littéraire contemporaine d'Hadrien lui-même. L'auteur ici rejoint, dans sa capacité d'assimilation à une autre culture et à une autre langue, un romancier-poète comme Victor Segalen, qui fut capable de devenir presque un Tahitien dans son roman "Les Immémoriaux", ou un Empereur de Chine dans "Le fils du Ciel". Cette capacité à sortir de soi et à devenir pendant un temps, un autre, est la marque du véritable romancier.
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Mémoires d'Hadrien

Ce monument de la littérature française, peut intimider voire effrayer le futur lecteur, par crainte de ne pas maîtriser les notions historiques, ou de se retrouver confrontéà un style complexe et abscons. Et pour avoir oser franchir le pas, dès les premières pages , je suis revenue sur ces préjugés. Le test des 80 premières pages n’a pas été nécessaire, je me suis laissée séduire autant par la forme que par le fond.



Ce testament de vie d’un homme qui pressent l’arrivée de sa mort, et lègue à son neveu et futur successeur Marc Aurèle, alors âgé de 17 ans, un bilan assorti de suggestions et mise en garde pour assumer au mieux le pouvoir de régner sur un empire, est à la fois édifiant et émouvant.



Hadrien revient sur son histoire personnelle, sa jeunesse et les erreurs qui l’ont marquée , et son arrivée au pouvoir, après le décès de Trajan . Et sans en avoir l’air, dessine ainsi un état des lieux de la société romaine de la fin du deuxième siècle.



Cet empereur semble bien avoir été un gouvernant vertueux. Opposé à la guerre, si ce n’est pour défendre son territoire, mais en aucun cas par goût de l’affrontement et de la conquête, il se range plutôt du côté des pacifistes. Il vise une société plus équitable, se penchant sur le statut des esclaves dont il améliore le sort, ainsi que sur celui des femmes.





Il entreprend également une grande réforme de l’agriculture, une réorganisation de l’administration et du droit romain.



Cet amoureux des arts et des lettres est aussi à l’origine de grands travaux, s’inspirant des traditions grecques et égyptiennes.



Hadrien confie aussi les aléas de sa vie amoureuse. amateur des jolies femmes, même s’il n’était pas très attiré par la sienne, c’est surtout sa passion pour Antinoüs qu’il nous conte. Il ne se remettra jamais de la mort tragique du bel éphèbe, dont il fera dresser un nombre considérable de statues, et même élèvera une ville à son nom.



Il y aurait encore tant de choses à dire sur ces confidences pré mortem, empreintes de sagesse. Le récit va bien au delà d’une page d’histoire, c’est une méditation sur la vie, l’amour et la mort, qui a quelque chose d’universel et d’éternel.








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L'Oeuvre au noir

Quelle claque! Que dire d'un tel livre ? Que sa lecture est exigeante, qu'il faut avoir atteint une certaine maturité pour le lire ? (Amis professeurs de français ne le donnez pas à vos élèves de lycée par pitié!). Entre les références historiques et religieuses d'une part et d'autre part un style riche voire précieux, il faut un lecteur aguerri et courageux.

Mais enfin quel bonheur de lecture! Quel voyage initiatique merveilleux nous faisons avec Zénon dans sa recherche de la sagesse et de sa vérité. Je ne sais pas si l'alchimiste transmue véritablement la matière vile en or, mais je sais que l'écrivain, lui, est le véritable alchimiste qui change toute matière linguistique anodine en œuvre d'art (quelle que soit sa couleur!). Et ce livre figurera longtemps en moi comme un trésor sur lequel on veille jalousement.
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Mémoires d'Hadrien

Il est des livres, nous dit Marguerite Yourcenar, qu'on ne doit pas oser écrire avant d'avoir dépassé quarante ans. Je dirais aussi qu'il est des livres qu'on devrait lire, ou relire, après avoir dépassé quarante ans. Ce sont les mêmes. En voici un. Rencontre au delà des siècles de deux esprits universels, de deux humanismes, de deux consciences morales, ces mémoires que Marguerite Yourcenar prête à l'empereur Hadrien sont riches de méditations sur la nature humaine, l'amitié, le courage, sur les peuples et les hommes, sur les ressorts parfois dérisoires qui les animent, sur la médiocrité des sentiments et des passions qu'ils ont dans le coeur.

Hadrien, espagnol de naissance, éduqué à Rome, et dans la langue grecque à Athènes, s'illustre d'abord en campagne militaire aux confins de la Germanie. Il a voulu voir et comprendre, s'approprier, toutes les régions et toutes les dimensions de l'empire: Egypte, Asie mineure, Judée, Bretagne (où son fameux mur est toujours debout), Dalmatie, Pannonie...

Je n'essaierai pas de résumer ces pages très fortes, mais j'y ai relevé quelques paroles et pensées qui m'ont paru frappantes:

- sur l'inconstance des hommes: "... les lâches qui pleurent leurs mots avant de les oublier."

- sur l'amitié qui l'unissait à Plotine (veuve du précédent empereur): "L'amitié était un choix où elle s'engageait toute entière. Elle m'a connu mieux que personne; je lui ai laissé voir ce que j'ai soigneusement dissimulé à tout autre: par exemple de secrètes lâchetés. J'aime à croire que de son côté elle ne m'a presque rien tu. L'intimité des corps, qui n'exista jamais entre nous, a été compensée par le contact de deux esprits étroitement mêlés l'un à l'autre."

- sur le christianisme naissant: "l'injonction qui consiste à aimer autrui comme soi-même est trop contraire à la nature humaine pour être sincèrement obéie par le vulgaire, qui n'aimera jamais que soi, et ne convient nullement au sage, qui ne s'aime pas particulièrement soi-même."



Ce grand livre mérite d'être un livre de chevet. Superbe remède contre l'idée bêlante de progrès et de perfectibilité qui est notre drogue depuis quelques siècles. Pour mieux connaître Hadrien, une visite approfondie de la villa Adriana à Tivoli s'impose. Dans ce lieu magique à l'écart du tumulte de Rome, Hadrien avait voulu reproduire la diversité des provinces de l'Empire.

Un chef-d'oeuvre d'une Grande Dame qu'était Marguerite Yourcenar !





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L'Oeuvre au noir

Marguerite Yourcenar écrit dans ses "carnets de notes" sur "L'Oeuvre au noir" ces mots précieux qui servent à éclairer le lecteur sur le but qu'elle s'est fixé à travers la rédaction de son roman : "Le corps, l'âme, et l'esprit, imbriqués ; bien plus, formes différentes prises par une seule substance vivante [...]". C'est via la biographie fictive du dénommé Zénon, bâtard d'une riche héritière flamande et d'un aventurier italien dont la carrière oscille entre clergé, armée et diplomatie, que l'auteur va livrer au lecteur sa propre fascination pour l'Homme, dans son universalité.



Nous sommes au XVIème siècle, en Europe. Période charnière entre deux ères, nommées par les historiens Moyen-Âge et Temps Modernes. Zénon, en rejet des Ordres auxquels on le destinait, est attiré par la mécanique, les sciences, la médecine, la chirurgie, l'alchimie, la philosophie et tout autre domaine offrant la perspective de découvertes et d'étapes nouvelles sur le chemin de la connaissance que la frileuse Humanité se doit de franchir. Période charnière également dans le domaine des technologies depuis que certain génie italien s'est mis à dessiner des machines volantes, et dans celui de la spiritualité où la Réforme s'amorce et crée les premiers troubles dans les âmes. L'obscurantisme médiéval a certes reculé mais les idées nouvelles ne sont pas toujours claires pour le quidam. Sur l'échiquier politique, la suprématie des empereurs Habsbourg sur l'Europe assujettit les peuples au nord comme au sud...



Marguerite Yourcenar, dont la plume est, de mon point de vue, tout à la fois d'une complexité et d'une beauté effrayantes, entraîne ainsi le lecteur dans l'existence de cet être atypique qu'elle a choisi pour cobaye afin de disséquer cette trinité qui se réalise en chaque homme : l'âme, l'esprit, le corps. Pour rétablir un équilibre, il aurait fallu y adjoindre le coeur mais là n'est pas son propos, elle semble s'en désintéresser, isolant à l'envi ses personnages dans un monde sans affection, sans tendresse, dur et froid comme le métal, inflexible aussi comme en témoigne le dernier tiers du roman où Zénon comparaît devant un tribunal ecclésiastique pour avoir publié des "Prothéories" propres à dresser un bûcher sous ses pas. Une vision si peu édulcorée et si réaliste qu'elle fait irrésistiblement songer aux toiles de Bosch et de Brueghel.



Les développements érudits et verbeux de l'auteur sur la foi, la politique et les sens ont plus d'une fois eu raison de ma concentration et de mon intérêt. L'auteur mêle avec équité spiritualité et philosophie pour éveiller du fond des âges les éternelles questions restées sans réponses sur la nature humaine et qui offrent un terreau fertile à l'Humanisme en mouvement.



Un tel roman me ramène en toute humilité à ma crasse intellectuelle. J'ai dû lire le roman à voix haute de la première à la dernière page tant j'ai immédiatement eu besoin du secours combiné de mes mémoires visuelle et auditive pour comprendre le sens des mots qui défilaient sous mes yeux et encore ne les ai-je pas tous saisis dans la profondeur de leur portée. C'était la première fois que je me frottais à l'auteur, mal m'en a pris. "L'Oeuvre au noir" est un essai philosophique qui se dissimule sous les traits d'un roman et auquel il faudrait consacrer une attention d'universitaire, ce que je ne suis plus depuis dix ans. D'ailleurs, ma maîtrise d'histoire me semble vaine et lointaine, inutile et superficielle, devant un tel texte qui a mis à mal ma vanité de lectrice qui croyait pouvoir aborder en toute confiance toute littérature mais qui est encore très loin de pouvoir en apprécier la substantifique moelle.





Challenge ABC 2012 - 2013
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Mémoires d'Hadrien

Première découverte de cette grande dame de la littérature française, première femme reçue en 1981 à l'académie française, que j'avais boudée jusqu'ici, sans doute trop jeune pour apprécier son style classique et un peu froid, presque sévère. Il me fallait lire Les Mémoire d'Hadrien pour apprendre à mieux connaître cette personnalité complexe.



Derrière la biographie historique, savamment documentée, où l'empereur romain, au crépuscule de sa vie, nous livre -comme à son successeur- ses ambitions, sa conquête du pouvoir, ses forces et faiblesses d'homme et de dirigeant, la force de ses passions, de ses amours, et ses angoisses devant la maladie et la mort, c'est bien Marguerite Antoinette Jeanne Marie Ghislaine Cleenewerck de Crayencour, dans toute sa complexité et sa grande intelligence, qui nous éduque.



En effet, Les Mémoire d'Hadrien ne sont pas, pour moi, qu'un excellent roman historique nous plongeant dans l'antiquité romaine. Il s'agit aussi et surtout d'un essai philosophique, produit par une femme dont le père aura guidé avec amour l'éducation sans l'enfermer, qui se sera ensuite forgée elle-même, et entend transmettre à ses contemporains ses réflexions.



Ainsi, derrière les solides connaissances historiques et littéraires grecques et romaines, derrière la reconstitution crédible d'un empereur "éclairé" guidant son temps, s'impose une autre présence, forte et insistante : l'amatrice de théâtre, l'amoureuse de la poésie italienne, l'experte des mouvements philosophiques du XIXème, socialiste et anarchiste notamment, la femme curieuse aussi de culture orientale et engagée qui, dès le début des années 60, milite pour les droits civiques et pour l'environnement, parle à ses contemporains de l'après seconde guerre mondiale.En fait, peu importe qu'elle ait choisi Hadrien plutôt qu'Omar Khayyam ou Zénon pour s'incarner, ces personnages partagent clairement avec leur hôtesse un regard à la fois lucide, tolérant et désabusé sur la condition humaine et des illusions "dont l'humanité semble ne pouvoir se passer".



Pour toutes ces raisons, je recommande évidemment la lecture de ce livre, mais m'inscrit en faux contre les commentaires de l'oeuvre que j'ai pu lire, soutenant qu'elle est parvenue à faire revivre Hadrien en ne lui faisant dire que ce qu'il aurait pu dire : moi qui ne la connaissait pas, j'ai ressenti dans ce roman biographique sa présence incontournable et son regard de modernité. Le couple Hadrien Marguerite-savoureux quand on en sait un peu plus sur leurs préférences sexuelles et amoureuses respectives-, est équilibré, complémentaire, et chacun répond à l'autre par des traits de caractère complexes travaillés par la vie... même si, contrairement à son personnage, Marguerite vivra encore 37 ans après avoir achevé son livre.



C'est pour moi tout ce qui fait la richesse de ce roman. Moi qui croyait ne pas aimer les biographies, voici que je me découvre grâce à Babelio (ah ben oui tiens c'est classé roman biographique ...) un goût pour ce genre qui permet à l'auteur habile de proposer un jeu à trois, intégrant son double littéraire et historique dans son dialogue avec lecteur.



Porté au fil des pages par cette découverte du triolisme de l'intelligence et de la réflexion -et avec quels partenaires ! - je retiens cependant une expérience inégale, depuis la jouissance extrême lors de l'apprentissage du pouvoir par Hadrien, jusqu'à l'ennui passager lorsqu'il se passionne pour Antinoous, en passant par une période réfractaire douce et respectueuse, quand il évoque sa maladie et sa mort prochaine.



De plus, au début, le mélange des réflexions contemporaines de Marguerite Yourcenar avec l'expérience antique d'Hadrien a pu me gêner, manquant sans doute de souplesse et d'ouverture d'esprit. Enfin, le style d'écriture de l'écrivaine reste assez classique et aride à mon goût. 4 étoiles donc, mais pas 5, pour ce néanmoins grand livre.







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Mémoires d'Hadrien

J'ai beaucoup tardé pour lire ce livre et dépassé l'âge requis par Marguerite Yourcenar mais je crois qu'il faudrait le lire à l'adolescence quand on étudie l'histoire romaine.



Ce serait l'occasion de s'imprégner d'une écriture magistrale, raffinée, d'une pureté extraordinaire au sens propre car il doit falloir certainement remonter à Victor Hugo pour en approcher.



Le personnage d'Hadrien est superbement campé et lui donner le rôle du narrateur est une démarche qui donne au lecteur une vision encore plus proche de l'empereur.



La documentation est fouillée, les voyages de l'auteur au plus près de la réalité de l'époque, elle a consulté des centaines d'ouvrages ou documents, consacré plus de trente années de travail, le tout servi par un talent d'écrivain incomparable aujourd'hui.
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Mémoires d'Hadrien

Une rencontre,

une voix mystérieuse,

et soudain, la foudre.



L’on ne présente pas Marguerite Yourcenar, l’on ne résume pas ses Mémoires d’Hadrien. L’on peut, si l’on le souhaite, les rencontrer. Car Yourcenar est devenue Hadrien en lui prêtant sa voix. C’est ainsi que surgit, en plein vingtième siècle, la figure d’un empereur des débuts du second. Étrange alchimie où se mêlent vivants et morts, aristocrates bruxellois et empereurs quasi divinisés.



L’Hadrien des Mémoires est un homme complexe. Érudit, esthète, passionné de chasse mais ne voyant dans la guerre qu’un métier, amoureux épris de femmes et d’hommes mais dégouté de son épouse, s’infligeant une discipline de fer mais horrifié par les limites, contraintes et routines, il sait ne pouvoir réformer le monde mais veut l’améliorer. Ambitieux, passionné par la conquête du pouvoir, il se mue en despote éclairé dès qu’il a trouvé sa place, au sommet. Admirateur des philosophes et des poètes, il n’aime rien autant que régler des problèmes concrets. Un homme qui veut atteindre à une sorte de bienveillance universelle, pratique informée par la fréquentation assidue du bien, du beau et du vrai, et armée du pouvoir impérial. Une sorte de Jupiter éclairé, bienveillant ? Hadrien est ce que l’homme peut espérer devenir, s’il n’est assisté que de ses propres lumières, s’il ne peut s’appuyer sur aucune grâce supérieure à cette condition humaine que même l’empereur partage avec l'affranchi.



Pour ma part, je n’ai lu ce merveilleux roman ni comme un traité de philosophie politique, ni comme une étude historique du personnage d’Hadrien ou de son époque, mais comme une fiction littéraire, basée sur l’impressionnante culture classique de Marguerite Yourcenar. Dès les premiers paragraphes, j’ai eu le sentiment d’entrer, non pas dans un texte, mais dans une œuvre. Chaque mot est choisi, ciselé, peaufiné. Les phrases, courtes, dénotent un contrôle, une maîtrise du verbe qui n‘admet aucune emphase déplacée. Des paragraphes serrés, des chapitres qui ont des noms là où d’autres mettent des chiffres. La vision d’une vie, un panorama net et clair, sans concessions, sans amertume ni mièvrerie. Hadrien vu par Hadrien, quand il se voit tel qu’il voudrait être vu par son successeur. Même s’il admet quelques omissions, s’il demande pour lui-même la mansuétude qu’il dit avoir accordé à d’autres. Un homme presque sage, dira Marguerite Yourcenar. Presque.



Je quitte ce livre sur l’image qui m’est venue à l’esprit au début de ma lecture : la scène initiale de l’Amadeus de Forman. Salieri, homme vaniteux, peu talentueux, aigri, se trouve à la fin d’une vie qu’il estime désastreuse. Aucune lumière dans l’esprit de cet homme qui, ayant raté même son suicide, se retrouve dans un asile d’alliénés. Un homme qui maudit le jour de sa naissance. Un prêtre essaye de le confesser, et bien vite la conversation porte sur la musique de Mozart. Et là, on voit ce teint cireux reprendre des couleurs, l’on entend la voix de Salieri s’adoucir, les gestes lui reviennent, il reprend figure humaine, et c’est avec une infinie douceur qu’il évoque une musique inconnue, inimaginable, une chose d’une beauté, d’une pureté au-delà de ce qu’il peut concevoir, imaginer, espérer même … C’est l’impression mystérieuse, magique que ce livre m’a fait. Un texte dont la beauté inexplicable m’a sidéré, et me laisse pantois. Ce que Cannetille appellerait “ Au-delà du Coup de Coeur”.







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Mémoires d'Hadrien

Une bénédiction que de nous avoir offert ce monument au programme de l'agrégation, et en même temps un crime : cela nous oblige à sprinter dans notre lecture, alors que c'est tout à fait le genre d'oeuvre qui se savoure comme un suc, un nectar de tous les instants. Vous connaissez Voyage au bout de la nuit, ce chef d'oeuvre familier, de pessimisme, où un vieux ronchon crache sur le monde, avec genre 12 citations par page aussi mémorables et vraies que du Shakespeare? Mémoires d'Hadrien, c'est la même chose, mais en langage soutenu et sans l'amertume, avec un empereur romain antique hallucinant, aux antipodes des bouchers psychopathes dont on entend parler la plupart du temps en cours de latin/grec.



Homme lettré, esthète, amoureux de la Grèce, de la voûte étoilée, jouisseur presqu'épicurien du plaisir des sens, pacifiste, idéaliste, progressiste, être on ne peut plus réfléchi, il nous offre, à défaut d'une vie ultra-romanesque, des réflexions d'une actualité sidérante, tant sa sagesse, sur tellement de points, la vie, la mort, l'amour, la politique, les religions, le plaisir, la postérité, la perception publique de l'homme de pouvoir, pendant son règne puis post-mortem... est criante de vérité. Ses considérations résonnent encore certes en 1951, au moment de la publication, mais encore plus en 2015. L'épisode de Jérusalem dans la partie Disciplina Augusta en est, je crois, l'exemple suprême.



Outre l'histoire déchirante avec Antinoüs, les moments de grâce de l'empereur plongé dans sa contemplation du monde, de son oeuvre, de sa vie, de l'humain (là encore, pensée extraordinairement moderne pour un homme antique!), je retiendrai, comme je l'ai mentionné plus haut, ses craintes, lors de ses moindres erreurs et échecs, de l'interprétation du peuple, des scribes, et de l'Histoire. Hadrien nous montre que l'Histoire ne retient jamais l'Homme. Elle ne cesse d'interpréter, de tirer des conclusions sur les maladresses d'une gouvernance qui échappe au gouvernant, malgré toute sa bonne volonté. Immanquablement, cela a fait écho à l'impopularité de notre cher président actuel, sans vouloir défendre tous ses choix, qui doit certainement vivre les mêmes tourments.



Rarement un personnage de papier (historique, basé sur une documentation ultra-pointue de la part de Yourcenar, mais il n'en reste pas moins qu'il est écrit par une tierce) m'aura autant semblé réel dans la livraison de toutes ses pensées, de ses émotions, et le véritable auteur, inexistant, invisible. C'est un tour de force. Yourcenar raconte être rentrée dans la peau d'Hadrien, et le résultat est sans pareil.



L'enchaînement réflexif et mémoriel d'Hadrien, avec en quelque sorte un paragraphe = une idée développée, et une logique dans leur enchaînement, rappelle Proust, mais en moins pénible, verbeux et prétentieux (attention, je l'apprécie quand même toujours!), sans la phrase à rallonge, et sans le commentaire systématique expliquant sur 50 couches la moindre chose. Yourcenar était une inconditionnelle de Marcel, mais pour moi, c'est un bien meilleur écrivain. Mémoires d'Hadrien a failli rejoindre l'île déserte Babelio, mais je n'ai pu me résoudre à sacrifier un de mes 6 livres déjà choisis, et il aurait fallu aussi y joindre Le Guépard, autre chef d'oeuvre découvert grâce à l'agrèg...



Ce chef d'oeuvre métaphysique, philosophique, historique, politique, humain, bouleversant par l'esprit si avancé du personnage, et par les quelques épisodes romanesques très émouvants qui se produisent, possède un bémol tout personnel : il faut attendre la fin de la partie Tellus Stabilita pour que le style et le personnage gagnent cette ampleur qui ne quittera plus le roman, aura son apogée (comme la vie d'Hadrien) lors de l'inoubliable Saeculum Aureum, et ce, jusqu'à la dernière page.



La lecture est difficile, beaucoup l'ont dit, et ce, en raison de l'extraordinaire érudition de l'auteur, qui insère une quantité proustienne de noms de personnages, villes, contrées antiques dont la plupart d'entre nous ne connaîtront qu'un tiers, le tout sans préambule. Mais pour ma part, ce déluge patronymique m'a surtout permis d'ancrer encore plus mon cerveau dans cette époque, cette belle antiquité gréco-romaine, et de me faire découvrir, avec Google, de somptueux lieux ou auteurs auxquels je n'avais jamais prêté attention... Vous en retirerez un énorme bénéfice culturel et une immersion totale dans l'oeuvre!



Si vous voulez avoir un aperçu de cet opus de la sagesse, vous pouvez parcourir toutes les citations déjà postées sur le site, qui témoignent de la pertinence ahurissante des pensées d'Hadrien... Car Yourcenar a puisé chez les historiens, mais aussi dans la propre poésie de l'empereur pour le reconstruire ici. Un des plus grands romans qu'il m'ait été donné de lire, peut-être sur l'homme politique le plus grand, le plus lucide, le plus humain que la Terre ait jamais porté, livré par un écrivain d'un talent inouï qui a gagné mon respect, et qui avait bien mérité sa place à l'académie française.
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Mémoires d'Hadrien

La publication en 1951 des Mémoires d’Hadrien fut pour Marguerite Yourcenar (1903-1987) le couronnement d’un travail qui s’était étendu sur plus de vingt-cinq années. Cette romancière et poétesse française, première femme élue à l’Académie française, s’était intéressée très tôt au personnage d’Hadrien, qui régna sur l’Empire romain entre les années 117 et 138.



Sa curiosité pour un empereur qu’on qualifierait de nos jours d’humaniste et de globe-trotter tourna à la fascination lorsqu’elle prit la mesure d’une phrase de Flaubert : « Les dieux n'étant plus et le Christ n'étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc Aurèle, un moment unique où l'homme seul a été ». Pour Marguerite Yourcenar, Hadrien fut typiquement cet homme seul, libre encore de tout dogme et délivré de la crainte que le ciel ne lui tombe sur la tête.



Tout en menant un travail érudit et exhaustif de documentation nécessitant de lire couramment le latin et le grec ancien, Marguerite Yourcenar s’est longtemps interrogée sur la forme qu’elle donnerait à ce qui s’apparente à un roman historique. Elle a choisi de laisser s’exprimer Hadrien. L’ouvrage n’est toutefois ni une autobiographie ni un journal. Il se présente comme une très longue lettre (trois cents pages) écrite par l’empereur quelque temps avant sa mort, qu’il sentait venir, et destinée à ceux qui seront appelés un jour à la tête de l’Empire. L’écrivaine historienne s’est alors effacée, identifiée au personnage, insérée dans l’époque, afin de voir, d’entendre, et de penser comme si elle était Hadrien.



Hadrien revient sur ses années de formation, ses premières responsabilités, son ascension vers le pouvoir dans le sillage de Trajan, un empereur guerrier et conquérant, qui le désigna comme son successeur sur son lit de mort. D’esprit tolérant, ouvert aux idées extérieures, Hadrien mit un terme à la politique expansionniste de son prédécesseur, se déplaçant aux quatre coins de l’Empire afin d’en pacifier les territoires, d’y développer l’économie et d’agréger les cultures des peuples à la civilisation romaine. A la fin de son règne, il échoua cependant en Judée, où les zélotes, réfractaires à toute remise en cause de leurs pratiques, le contraignirent à une guerre impitoyable et funeste.



Sage, clairvoyant, conscient de ses responsabilités, il a travaillé au progrès de l’humanité et des sociétés, a modernisé les lois, tout en restant lucide et stratège sur les obstacles et les menaces, n’hésitant pas à frapper fort si nécessaire. Lettré, poète, amateur d’art, captivé par l’histoire grecque et l’antiquité égyptienne, il fit construire des cités modernes, des temples, des bibliothèques et la fameuse Villa Hadrienne, à Tivoli, non loin de Rome. « Je me rendais responsable de la beauté du monde, je voulais que les villes fussent splendides », écrit-il.



Dans sa vie privée, Hadrien fut un amoureux passionné. Des femmes, et surtout de jeunes garçons en quantité, un usage politiquement correct à l’époque. Parmi ces éphèbes, son favori, Antinoüs, que sa mort mystérieuse par noyade dans le Nil éleva au rang de divinité.



Sous la plume prêtée à Hadrien par Marguerite Yourcenar, la syntaxe est parfaite. Le langage est simple, fluide, en dépit de nombreux noms propres – personnages, lieux – et de mots inusuels désignant des objets ou des pratiques du IIe siècle. Hadrien raconte au passé simple son parcours d’empereur. C’est une longue, très longue narration, développée sur un ton si uniforme que la lecture en devient par moment monotone. Mémoires d’Hadrien n’en reste pas moins un prodige de virtuosité littéraire et un éclairage passionnant sur l’apogée de l’Empire romain.



A la fin de sa vie, Hadrien, malade, se montre désabusé, fataliste, tout en restant globalement optimiste. « Le désordre triomphera, mais de temps en temps, l’ordre aussi… Les mots de liberté, d’humanité et de justice retrouveront çà et là le sens que nous avions tenté de lui donner ». Une vision éclairée, des propos qui sonneraient juste aujourd’hui. De quoi à la fois espérer et désespérer de l’espèce humaine.


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