De la nature, on puisait sa force vitale. Se détourner d'elle revenait à s'amputer d'une partie de soi. Telle était la certitude du jeune homme. Alors, il se ramassa en lui-même et communia avec la nature qui l'entourait. Longtemps, il resta immobile les yeux mi-clos, se laissant bercer sur le géant de bois vivant.
Et soudain, il sut ce qu'il devait faire.
À l'âge de onze ans, Julius mesurait déjà deux mètres. Et ça croissance ne s'était pas arrêtée là. On l'avait affublé de toutes sortes de qualificatifs plus inventifs les une que les autres, même si ,entre tous, "Grande Tige" demeurait le plus accroché à ses pas.
_ Le raffinement perd de son intérêt lorsqu'il ne vous reste plus que lui.
Immédiatement, Julius mesura le vide abyssal que son époux avait laissé derrière lui. Émérentia Read l'avait aimé, et son départ la laissait comme brisée de l'intérieur.
_ Vous n'y êtes pas du tout, jeune homme. Le vrai projet de la fraternité, c'est vous ! Vous allez capitaliser sur votre personne.
Julius avait passé sa vie à se faire tout petit, malgré la nature qui l'avait fait grandir au-delà de la norme. Et là, le journaliste proposait de le mettre en avant, ce qui allait à l'encontre de ses habitudes. Julius baissa la tête et dut sans doute pâlir un peu, car le journaliste s'approcha.
_ Ne vous inquiétez pas, je connais mon métier. Allez ! Nous allons tout reprendre depuis le début.
Julius fit disparaître son sac de livres et cahiers dans le bureau de la fraternité. Puis, il gagna l'allée Jardin pour prendre le pater noster et rejoindre l'étage de l'administration Sur son chemin, il constata que les artistes avaient troqué leurs costumes bariolés de carnavaleux pourleurs costumes de scène, tout aussi surprenants. Une sorcière au nez crochu faisait des emplettes avec une princesse de contes de fées, un garde spartiate s'entretenait avec un roi viking, et un page de Richard Cœur de Lion poussait un chariot de pièces d'or issues d'un trésor factice de conquistadors.
_ Vous avez parlé de cette rumeur qui rendait les animaux responsables de la maladie. D'où vient-elle ? Et pourquoi avoir glissé un tel boniment au milieu de votre rapport médical ? Les artistes, qui n'en avaient jamais entendu parler, vont se charger de colporter cette scandaleuse médisance au plus vite encore.
_ Je ne suis pas responsable des ragots ! Et pui, vous étiez également présent. Si vous pensiez réellement que cette rumeur vous accusait injustement, vous n'aviez qu'à protester.
La pique était cinglante. Comme toutes celles qui avaient un fond de vérité.
Le serpent géant avait fini par capituler ; il s'était effondré lourdement sur le sol avant de se retirer discètement.
_ Dis donc, tu ne serais pas un peu frimeur, toi ? demanda Julius au reptile en le raccompagnant jusqu'à l'antre.
La dernière fois, le jeune homme avait senti l'amusement du serpent Il le sentait de nouveau assorti d'une pointe d'impertinence et même d'arrogance. Une fois dans son box, la bête se lova en exhibant sa blessure;
Mal !
_ Évidemment que tu as mal ! Tu t'es roulé n'importe où ! Regarde-moi ça ! C'est de nouveau très enflammé, râla Julius...
Ce jour-là, ils avaient décidé de se retrouver à la taverne du Hollandais Volant pour déjeuner. La Cambuse demeurait une cantinz acceptable. Elle proposait des plats simples et très bon marché que confectionnait le cuisinier ou plutôt le cambusier comme l'appelaient les artistes. Cependant, la taverne avait un menu original qui changeait tous les jours suivant l'humeur de la de la cuisinière derrière ses fourneaux. Ce jour-là,, ils avaient le choix entre la "tourte du pirate" et le "mijoté du Boiteux-Borgne". Les narines de Julius frémissaient sous les effluves du mijoté.
Le jeune homme rêvassait. Ensemble, ils allaient s'occuper de l'antre, des plateaux, de la serre. Le quartier des Éloïstes allait reprendre vie. Julius s'imaginait déjà entouré d'animaux, de plantes exubérantes, de collègues artistes, telle une vrai famille. Sa famille. Julius allait créer un jardin comme celui d'Éden. Il rêvait d'harmonie, de bonheur partagé, de rires et de douceur. Il poussa un soupir de satisfaction et se persuada que Paolo en ferait partie.
Alors, la bagarre éclata. Les coups se mirent à pleuvoir de tous côtés. Estéban, Paolo et Achillas, nettement plus larges d'épaules que Julius, se mirent devant pour distribuer taloches, châtaignes et calottes. Face à eux, les hommes avinés cédèrent vite face à la réaction rapide et ferme des Éloïstes. De toute façon, ils titubaient bien trop pour faire efficacement le poids.