Citations de Maria Banuş (12)
Berceuse pour les genoux
Ne criez pas, mes genoux.
Chemin aux fougères de nuits, de pluie.
Genoux de fer comment vous plier ?
Vers lui je vous conduis comme deux agneaux.
Sur le chemin des brumes je vous pousse.
Peut-être entre eux vous prendront
des genoux qui serrent, palpitants et lourds,
comme les nuits d'astrakan.
Et lucioles de pas s’éteignent.
Ne criez pas, mais genoux.
(traduction en français par Marina Zamfirescu)
L’avalanche
L’avalanche de terre lui prit d’abord les chevilles,
les chevilles dansantes, cliquetantes de soleil,
et leur mit des boulets de terre
et les riva dans les profondeurs.
L’avalanche lui prit ensuite les genoux et les hanches,
les hanches d’où jaillit un sombre flux sélénaire,
tentatrices comme l’océan
et lui coulant de la terre dans les entrailles,
les changea, jusqu’à la ceinture, en terre.
Puis l’avalanche lui étreignit, indifférente et brutale,
les épaules aux reflets d’ivoire
qu’hommes et esprits avaient baisées,
et leur imprimant ses lourdes coquilles d’argile,
les éteignit comme une flamme.
Enfin, elle s’arrêta.
La tête fanée et belle
sur sa mince tige
demeura quelque temps encore sous le ciel,
se réjouissant de la brise du soir,
jusqu’à ce que l’avalanche, incertaine et lente,
croulant de nouveau, dans une seconde poussée,
sans amour ni haine, eût célébré sa victoire.
(Traduction de Claude Sernet)
Poésie
Sois avare, avare…
Ramasse même la plume.
Mets-la dans la boîte,
près du silence tombé au crépuscule,
entre toi et ton ami,
près d’un petit flocon
où se cache l’arc-en-ciel.
Ramasse aussi la pierre qui se nomme améthyste
dans la cour de l’enfance ;
et la petite trompette de volubilis sur les palissades, garde-la.
Garde aussi la curieuse sensation
d’envol, d’évanouissement
par les matins froids et sombres de mars,
quand les glaçons tombants gouttes
sur le trottoir boueux.
Garde même le déchet, garde l’ombre.
Et lorsque d’aucuns diront avec pitié,
en hochant la tête :
– Vous avez vu ?
Elle a même gardé ce ticket perforé de tramway,
ce déchet, cette plume,
toi, secoue la boîte
comme tu secouais jadis
le médaillon en forme de cœur
acheté à la foire.
Qu’elle était pleine et magique à teinter ainsi la tirelire !
– Il est temps de la briser, songeais-tu.
Et les joues te brûlaient.
– Que les sous de nickel en sortent tous !
Ne garde rien.
Alors les volubilis tordus
s’ouvriront
et sonneront de leur trompette bleue
plus fort qu’à Jéricho.
Et les gros murs opaques de l’impassible oubli
crouleront.
De la plume, une hirondelle renaîtra
pour fendre l’espace
et se poser au bord de ton toit.
Le gravier d’améthyste
brillera dans la jeune lumière.
Même le chant des gouttes tombant des glaçons sera de résurrection.
Même l’humble ticket perforé de tramway
ressuscitera.
Nous nous assiérons de nouveau, légers et graves
dans l’antique wagon
aux longues poignées de cuir
qui se balance inquiète sous la toiture,
avec les troubles lumières de la ville
en cortège dans les vitres obscures,
avec l’odeur de bure sur ton paletot
mouillé par la pluie,
avec tes yeux verts qui n’existent qu’ici,
dans le wagon aux longues poignées de cuir,
dansant inquiètes sous la toiture.
(traduction Alain Bosquet)
Lettre
Tais-toi. Je t’écris parce que la nuit est claire comme le front d’un chevreau,
et que ma bouche est amère comme la chair des noix vertes,
je t’écris parce que nous sommes tellement oublieux tous les deux.
Bientôt, même le battement incertain de nos paupières nous l’oublierons, je pense.
Écoute. Nous marchions. Soudain, mes cheveux ébouriffés sont tombés sur mon visage. Le vent s’était levé.
Les branches, lourdes de poussière, se cherchaient l’une l’autre avec un bruissement mou.
Il y avait un saule. Il y avait aussi la mer. Nous nous sommes arrêtés : je voulais secouer mes sandales pleines de sable.
C’est tout. Tes chevilles m’étaient plus chères que le ciel et la terre.
(Traduit par Claude Sernet)
Fragment
Ainsi sommes-nous,
ainsi nos amours,
sans cesse changeant.
Taillés dans quelle pierre,
par quelle main sauvage et maladroite,
mais avec quelle maîtrise saisis
en notre alerte envolée,
apparaîtrons-nous à ceux des âges futurs !
Ô nous serons pour eux pareils à des statues
à demi modelées selon les lois du beau
et à demi encore enfouies
dans le bloc informe de la matière.
Oui, nous changeons.
Combien de visages ne prenons-nous, mon amour !
Nous nous forgeons nous-mêmes,
ou bien c’est le temps qui nous forge.
Ainsi sommes-nous,
sans cesse changeant…
(Traduction de Claude Sernet)
Une autre cité
Mes aïeux,
Ferblantiers, cordonniers, tailleurs,
Artisans dans quelque petite ville comme il n’y en a plus,
Humbles artisans dans les faubourgs de ces petites villes,
Artisans fameux de la grand-rue,
Rabroués, rabaissés,
À la barbe arrachée,
À la langue transpercée,
Artisans dans quelque village paisible
Avec de lourdes cloches à l’église
Et des processions fleuries,
Avec leurs enfants passés au fil de l’épée
Et le seuil des portes couvert d’ombre,
Avec des jours terribles quand on guette
Et d’autres quand on se réjouit…
Vieux artisans de jadis,
Dispersés à tous les horizons,
Mes chers aïeux,
Couchés sous les murs des cités haineuses,
Mes chers aïeux morts,
Comme vous avez été humiliés, oh si cruellement !
La nuit, j’entends encore
Ce grincement fou…
Un petit marchand ambulant
Parcourt la forêt qui relie un hameau à un autre.
Et le soir est tombé.
Quelles apparitions étranges dans la forêt,
Une main, une seconde main,
Des yeux,
Un pas glissant,
Un antre…
Et de nouveau, des griffes et des mains,
Des yeux et des râles,
Des cris, des cohues,
Des gens et des gens.
Ce grincement de roues,
La charrette remplie de marchandises qui dévale
À travers la forêt et les gens.
Et lui qui crie : « Châles ! Colliers et perles ! Foulards ! »
Un poing comme une motte de terre,
Le sommeil sera des plus profonds.
Hurlant, il y tombe.
Mes chers aïeux, mes chers morts,
Réunis sous les murs des cités haineuses,
Voici une autre cité,
D’autres écoles, d’autres préaux, d’autres portes,
Où les enfants apprennent un autre savoir.
Les petits-fils de mes aïeux commencent à guérir.
Nous et ceux qui viendront,
Nous voulons oublier,
Nous voulons apprendre la vie vivante et nouvelle.
Le vieux pain azyme pétri avec des larmes de sang,
Nous ne le donnons pas à nos enfants,
Nous ne leur donnons plus.
(Traduction de Claude Sernet)
Noces
Dans la chambre nuptiale il faisait un froid noir, cosmique.
Déshabille-toi, lui ai-je dit, réchauffe-moi.
Il a d'abord dévissé sa tête,
avec le grincement de Saturne,
quand il essaie d'échapper à l'étreinte de l'anneau,
ou comme un bouchon de verre
qui crisse dans le goulot en verre d'une bouteille.
Puis il a dévissé son bras droit,
comme une ogive d'obus.
Il a dévissé son bras gauche,
comme une fusée svelte, métallique.
Il a dévissé la prothèse de sa jambe droite,
jurant comme un mécano auprès d'un moteur grippé,
a dévissé la prothèse sa jambe gauche,
et la ferraille geignait sur le fer,
ainsi que dans un atelier de chaudronnerie.
Je me suis traînée auprès de son cœur,
j'ai posé ma tête sur sa poitrine,
j'ai écouté les battements de son cœur.
Il ne grinçait pas, ne cliquetait pas, n’éclatait pas,
il palpitait.
Des brins d'herbe poussèrent alentour,
un museau de lapin apparu entre les branches d’un noisetier,
un bout de ciel, un lambeau laiteux de nuages.
Alors enfin, j’ai pu pleurer.
(traduction en français par Aurel George Boeșteanu)
Solstices
Même si cette nuit était la plus longue de ma vie,
même si je sanglote en mon cœur :
« Mère, pourquoi m’as-tu laissée seule la nuit ? »
même si la forêt était pleine
de gigantesques pinces toutes prêtes à me saisir,
même si j’ai froid dans mes vêtements épais
qui, de mon corps usé ont pris la forme,
même si je mets en doute le prix de mon œuvre et si je crie :
« Seigneur, qu’ai-je fait de mes jours ?
Leur fin approche,
et moi, où étais-je ?
Pauvre est le travail de mes mains,
et maintenant elles se glacent »
même s’il m’a été ainsi donné,
juste à présent que m’entourent les flots d’or de l’été,
delta paresseux, solstice aux violents reflets d’écailles,
même s’il m’a été donné
que la nuit la plus longue de ma vie
tremble près du rivage ensoleillé comme une loque de deuil,
j’essayerai encore d’être le thaumaturge de ma propre vie
et je lèverai la loque noire et sans éclat,
et la faisant tournoyer en cercles calmes et calmement tracés,
au-dessus du delta d’or où grouillent les poissons,
où s’entassent de lourdes touffes d’herbes et de fleurs,
où des nids se balancent,
je la laisserai tomber légère ainsi qu’un parachute minuscule,
pour qu’elle ploie sur l’eau
et que l’enveloppe des mille bras liquides et étincelants,
j’agirai pour qu’elle soit ou paraisse ou devienne,
mais qui saurait encore discerner la frontière entre ces doux et terribles sortilèges,
la feuille d’un nénuphar serein et comme naturellement jailli de l’eau,
avec une tige longue, ondoyante et souple
telle un cordon ombilical la reliant à la vase,
et tout en haut, je ferai s’épanouir
blanche, caressante et charnelle
la fleur.
(Traduction de Claude Sernet)
GEMÜTLICH
Gemütlich –un mot allemand–
Traduit, il pâlit.
Agréable ? Intime ? Débonnaire ? Commode ?
Ce n'est pas comme en allemand.
Gemütlich –brise-bise, fleurs
Et serviettes en dentelle.
Le tic-tac de la vieille horloge,
Dans les tasses, le café.
Gemütlich –après une marche virile
Par vent et brouillard,
Se retrouver chez soi,
Dans la forteresse.
Ils t'ont conmmandé. Tu leur as obéi.
Ici tu es le Maître.
Canari, chien, épouse se taisent.
Tu fais ton somme…
Gemütlich –le petit cimetière
Sur la colline,
Avec les anges et les vieux saules,
Traversé par la lumière.
Tu entends le tic-tac de l'horloge,
Le bourg est proche.
Au marché on démonte les étalages
Dans l'annonce du crépuscule.
...................................................;
Je parcours les villes allemandes
Et me secoue
Une pensée –pour ceux qui dorment perdus,
En un autre pays.
Sous un ciel étranger, ils ont fondu,
Terrassés sous la botte.
Aujourd'hui, sur la tombe, seul le vent étranger
Et la menthe amère.
Leur sommeil est mauvais, sous les mottes froides,
Et ils n'ont pas de masure,
Et ils n'ont pas de canari aux fenêtres,
Pas de brise-bise.
Ils ont conmandé. Ils ont obéi.
Ils sont allés loin.
Ils ont tué. Ils sont entrés
Eux aussi dans la mort.
Gemütlich –une peinture de genre
Comme une faïence.
La lumière vacille sur les tasses,
Sur la vitre, sur le loquet.
La femme moud le café.
L'horloge frappe.
Dans l'émail blanc passent de grandes ombres
Ensanglantées.
Rună
maică
rănile noastre sunt rune
nu le știu cifrul
nu le pot spune
rană umilă
rană comună
apprentice to a bird
I wanted to be
a servant to the snake
I have become
in its hole I waste away
within walls papered
with hair-raising Caprichos
Elle approchait
et sa plume légère
au chapeau d'ombre,
se penchait sur moi
m'effleurant la joue.
(extrait de « La Dame au petit chien », p.161, revu par Alain Bosquet)