Extrait du livre audio « Les gens de Bilbao naissent où ils veulent » de Maria Larrea lu par l'autrice. Parution numérique le 20 septembre 2023.
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Elles partageaient les restes de plats ramenés de chez leurs patrons, qu’elles dévoraient sur le port de Gateira, leur regard tourné vers le Ferrol et son natif célèbre et craint, le nouveau leader de l’Espagne. Un chef de chez eux qui avait gagné la guerre. Vu les hommes de leurs familles, elles se chuchotaient que ce Franco devait lui aussi être un sacré fumier. Elles fantasmaient plutôt sur les marins de l’arsenal qui venaient de toute l’Espagne. Elles rêvaient de faire un jour la traversée en barque jusqu’à la ville, jusqu’à eux et leurs uniformes.

Pour la première fois je mangeais à la cantine.
J’ai bientôt onze ans et je pousse un plateau le long de deux rails en métal. Il fallait faire vite, choisir entre la peste et le choléra, pressée par les grands. Sous mes yeux s'étalaient les splendeurs de la nourriture industrielle. Enfin la France s'exprimait dans mon assiette : cordons bleus, carottes râpées, hachis Parmentier, concombre à la crème, céleri rémoulade. Tous ces mets exotiques étaient pour moi synonymes de modernité et de liberté. Salé, acide, tiède. Je jubilais de faire mon entrée dans le monde grâce à la cuisine du réfectoire. […] Je rencontrais des jeunes filles fraîches et françaises qui pourraient me faire sortir de mon territoire hispanique moyenâgeux entouré de barbelés. La première à me tendre la main portait le prénom prometteur de Flavie. En me liant à elle, je tournais le dos aux autres comme moi, les filles du rez-de-chaussée, espagnoles, portugaises et yougos. Je devenais un peu française.
Rêvant de m'appeler Sophie ou Julie, je tenais parfaitement mon rôle de jeune fille modèle devant les parents des copines qui m'invitaient à dîner, à dormir. Je jouais au singe savant. Oh, qu'elle est cultivée pour une fille de femme de ménage ! […] J’avais grandi comme une souris de laboratoire en captivité, j'avais enfin trouvé la sortie du labyrinthe que mes parents avaient construit autour de moi. (p. 75-76)
Le Pays basque pour les Basques était son mantra, lui l’immigré qui habitait Paris et buvait du bordeaux dans un restaurant tenu par des Égyptiens. Il voulait incruster dans ma cervelle cette fierté, tu es basque, tu n’es pas espagnole.
(Feryane pages 105-106)
Ciel bleu gris nous racontait que tout avait commencé avec les républicaines enceintes, emprisonnées pendant la guerre civile. Elles avaient donné de la suite dans les idées aux tortionnaires franquistes, qui, sous couvert de morale chrétienne, planqués dans les ténèbres de l’Opus Dei, se mirent à leur prendre leur progéniture. Après la guerre, certains ont continué à monnayer pour des bébés. Ça rapportait, ils faisaient payer de tous les côtés. Les médecins accoucheurs arrosaient les huiles stériles du pays ou revendaient les bébés à des couples désespérés, arrangement avec les filles de famille bien nées. L’opprobre était caché sous le tapis.
La beauté de Victoria n’était pas très catholique. Elle n’était pas mignonne ; non, à huit ans elle avait déjà le don de pervertir l’homme. Sor Isabel avait bien essayé de calmer le jeu, bandant chaque jour le torse de la gamine. Elle lui coupait les cheveux court, l’habillait de pantalons et de chemisiers amples mais rien n’y faisait. Le démon était planqué quelque part. Il circulait dans les veines de l’enfant.
(Feryane pages 28-29)
Dolores regarda l'enfant, l'air sévère. Elle avait un bébé sur la hanche droite et tenait de la main gauche une fille brune d'à peu près cinq ans. Jesus se cachait derrière Dolores. Il fixait ses pieds, deux paires de chaussettes doublées en accordéon sur ses tibias meurtris. Il avait grandi, c'était un adolescent désormais. Dolores scrutait sa fille sans bouger, le trio ressemblait à une sculpture, plus personne ne respirait, leurs chairs figées devant le spectacle de la splendide Victoria. Dolores regrettait d'être revenue. Cette gamine était bien trop belle, elle ne causerait que des misères.
Victoria fit un timide pas en avant, et sourit.
Ce sourire, le premier d’une enfant à sa mère, allait rester sans réponse toute sa vie durant. (p.24)
Je me voyais telle une enfant capricieuse s’acharnant sur un escalator, essayant de monter l’escalier mécanique alors que lui descend. Je m’époumonais encore à remonter la piste alors que je devais dormir. Ma persévérance était-elle une volonté de m’échapper de la vie au présent ? Invoquer le droit de savoir me permettait-il de fuir mes obligations familiales et professionnelles ?
(Feryane page 257)
Rêvant de m'appeler Sophie ou Julie, je tenais parfaitement mon rôle de jeune fille modèle devant les parents des copines qui m'invitaient à dîner, à dormir. Je jouais au singe savant. Oh, qu'elle est cultivée pour une fille de femme de ménage ! Je faisais mon effet sur les parents des autres, un mélange de pitié et d'épate quant à mes origines. J'exagérais le trait ; je les regardais comme des sauveurs et les écoutais plus que leur progéniture. Je buvais leur savoir et leurs connaissances. Nourrie et repue par leur bourgeoisie, je pouvais enfin m'éloigner de mon duo parental bruyant et angoissant. J'avais grandi comme une souris de laboratoire en captivité, j'avais enfin trouvé la sortie du labyrinthe que mes parents avaient construit autour de moi.
Je tairais encore un peu mes rustres parents, ceux qui ne possédaient rien et m'ont tout donné. Je veux les protéger, Julian et Victoria, du jugement trop hâtif sur leurs manquements, leurs maladresses et leur pauvreté, mon seul héritage fut leur amour. (p.205)
— Avoir un enfant ce n'est pas seulement le porter neuf mois dans son ventre. Ce n'est pas ça être parent ! Avoir un enfant c'est l'élever, lui donner tout ce dont il a besoin. Et ça, croyez-moi, cela dure bien plus longtemps qu'une grossesse !