
Venise avait toujours su protéger son indépendance dès l’aube de son histoire et, plus particulièrement, un siècle auparavant, à l’époque du grand théologien Paolo Sarpi qui avait établi le principe de la séparation de l’Église et de l’État. Dans l’Europe catholique, l’huile sainte servait à l’onction des rois de France lors de la cérémonie du sacre ; pendant des siècles le pape avait couronné l’empereur et Rome nommait tous les évêques. Les Vénitiens, en revanche, avaient de magnifiques églises très fréquentées lors des offices religieux, mais ils étaient une république depuis mille ans et ils élisaient eux-mêmes leur patriarche, qui n’était tenu de se rendre à Rome que pour un examen pro forma de théologie. Comme si cela ne suffisait pas, les paroissiens choisissaient leur curé. En outre, les religieux qui se rendaient coupables de délits de droit commun étaient soumis à la justice civile et non pas aux tribunaux ecclésiastiques.
C’était au début du mois de décembre, lors d’une de ces nuits glaciales proprement vénitiennes, quand l’eau des canaux semble se sublimer en gouttelettes, puis flotter le long des calli et tremper les vêtements des passants. Il faisait encore sombre quand Maso avait quitté à regret la tiédeur de son lit dans la maison de ses parents, derrière le Campo San Polo. Mains dans les poches, il suivait dans la pénombre la rue du Ravano, en direction du pont du Rialto. Il se rendait à l’atelier de tissage de la soie de Calle Venier où il était apprenti, en plein cœur du Sestiere de Cannaregio.
Il était fou, c'est juste. Mais sa folie a ouvert le labyrinthe obscur de son âme et le Mal s'y est infiltré.
Il était conscient d’admirer une ville à son crépuscule, une ville dont la beauté brisait le cœur. Les anciens palais aux dentelles de marbre et aux enduits fissurés, les fondations qui s’enfoncent et celles que les eaux envahissent… combien de temps tout cela résisterait-il ? Marco savait que l’intérieur de ces demeures tombait en ruines, que les tapisseries se décoloraient inexorablement, que les tableaux de maîtres prenaient le chemin de l’Angleterre.
Nous sommes Venise, la Sérénissime. Pourquoi tant de nos familles nobles sont-elles ruinées ? (…) On dirait qu’un cancer ronge tout : nous, les murs des palais, les rives des canaux.
Avec la justice, se taire était toujours la meilleure option.