Je me demande s’il y a quelque chose dans l’air conditionné des bureaux de HST. Lors de la dernière lune, j’ai fait le trajet avec deux loups qui vivent hors-terres depuis aussi longtemps que moi. Reena siège à la cour d’appel, et son compagnon, Ingmar, occupe un poste quelconque au sein de l’administration de l’État de New York. Ils ne retournent dans les Adirondacks que pour de rares vacances – et, naturellement, pour la lune de fer. Pendant ces trois jours où la lune est ronde et pleine, son influence fait loi, et les loups de la meute n’ont pas d’autre choix que de vivre sauvages.
Reena et Ingmar, qui sont des loups subalternes du deuxième échelon, ne paraissent pas affectés par ce déchirement qu’est la vie hors-terres. Ils ont passé tout le trajet à échanger des anecdotes au sujet de divers restaurants, d’avocats, du marché de l’immobilier et de Hamilton Magazine. J’avais l’impression d’être enfermé dans un espace confiné avec une paire d’humains – moins la puanteur caractéristique d’acier et de charogne.
Je les aurais bien mordus, mais ils ne sont pas de mon échelon.
Il y a quelque chose qui me gratte le dos, logé dans un creux de la roche.
— À part Mitya. Il était gentil et doux, nullement atteint par cette folie, et il était le seul sur l’île, alors je faisais tout mon possible pour le protéger, le préserver.
— Tu l’aimais ? demande Eyulf en levant la main pour retirer quelque chose de mes cheveux.
— Mitya était plein d’espoir et de tendresse, et j’avais cruellement besoin de ça, alors j’avais besoin de lui. Est-ce que c’était de l’amour ? Je ne sais pas.
Si le nouveau venu ignore les règles, je les connais, moi. La décision m’appartient. En suivant la meute, je condamne l’étranger à mort et me résigne à une vie de nidling. J’aurai une place parmi le miens, même si c’est tout en bas de l’échelle. Si je reste avec lui, en revanche… Ça revient à prendre le pari que ce métamorphe et moi sommes assez forts pour gagner, au cours d’un combat dans les règles, une vraie place au sein de la meute. C’est un pari risqué parce que, si nous perdons, nous sommes condamnées à l’exil, l’un comme l’autre.
Je ne peux m’empêcher de ralentir, d’opposer ma volonté à l’inévitable qui m’attend, comme si l’avenir était une bête que je pouvais tenir en laisse.
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