Devant un nouveau-né, on se dit qu’on ne pourrait au grand jamais lui faire rebrousser chemin et retourner là d’où il vient. Les mots aussi éclosent. Et, une fois lâchés, ne remontent pas à leur source. L’écriture est une naissance permanente. Comment se fait-il qu’elle fut si longtemps interdite aux femmes, plutôt expertes en mise au monde ?
Dans sa famille, on cultive la pudeur des sentiments comme une fierté à la boutonnière. Il y avait des mots pour ça à la table familiale. On ne lave pas son, linge sale en public, On ne s étale pas, Tiens tes distances et, surtout, Ne te rends pas ridicule.
« En guise de mémoire, des bribes, des atmosphères. L’important est peut-être ce qu’il en reste. Le noyau dur. Ce qui fait qu’on sent qu’on a été enfant. Une flammèche furtive sous le poids des années accumulées. D’où surgit le sentiment tenace qu’il faut se justifier d’exister ? Je noyai très tôt ce soupçon dans la lecture, dans l’imaginaire. Pour ceux qui l’ont chopé, comment s’enracine et se consolide le goût de s’évader dans les mots ? »
Je voudrais simplement, avant de m’en aller, avant de céder le passage, être cette femme occupée à chercher les mots qui relient. Les laisser venir, préférer le vrac, accueillir sans les brider les souvenirs et les émotions qui s’y mêlent et y jettent leurs couleurs. On n’écrit bien que quand on est habité. Chercher dans un décor changeant des permanences, un fil qui sent bon le chez-soi, le familier et l’avenir. L’à venir.
Deux planches d'une bibliothèque se sont écroulées il y a quelques jours, trop chargé de livres, lourdes de trop de souvenirs. Le trou à gagné. Les livres attendent par terre ma bonne volonté paresseuse. Et nous voici, par ce que nous sommes deux, à ramasser, à feuilleter, a plonger à cœur perdu entre les lignes, à lire tout haut, à cocher au crayon des bouts de texte, à corner des pages à revoir sans faute.« Tu te souviens ? As-tu lu celui-ci ? Emporte le, je te le donne. Celui-là, je te le prête, je ne le relirai jamais, mais je crois que j'aimerais qu'il revienne habiter ici."
Nostalgie ? D’un battement de paupières, j’en chasse la menace. Nostalgie est un beau mot, plein de couleurs et d’images, mais piège aussi. Je sais qu’il me faut le museler, lui tenir tête quand le coeur, faible, est prêt à céder. Je ne connais qu’une recette, éprouvée de longue date. Fuite ou confort ? Fuite et confort. C’est dans ma nature : je me mets à l’ouvrage. Toujours prêtes à l’emploi, les mains prennent le relais quand l’émotion menace de noyer le moteur.
Si tu ne partages plus mes souvenirs, ma mémoire est fille unique. Si tu ne les corriges pas, comment savoir si je dis vrai ou si j'affabule ?
Je tiens le manuel serré dans mes mains. Entre Dhuoda et moi, onze siècles, mais aussi que de différences. Pourquoi, alors, cette émotion ? Pourquoi pareille attirance pour cette lointaine parente (parente de coeur, parente virtuelle, parente d’élection, je cherche le lot juste) ? De qui étais-je orpheline avant de la découvrir ?
Je ne dis pas « faire jeune », mais vieillir puisqu'il le faut et rester jeune en dedans, là où on est seul à être soi. Quel témoignage bon à rassurer les générations montantes... qui ne le croiront pas.
Aglaé ne peut pas comprendre. Je ne lui ai donné ni frère, ni sœur. Je l'ai souhaitée libre d'attaches, sans rancune ni rancœurs, à l'abri du manque.