RESTE AVEC MOI - Marie-Hélène Moreau
Il secoua la tête. Plus le temps passait et plus tout ce dont il se souvenait remontait à longtemps. Longtemps, les étoiles. La ville. Les gens. Longtemps sa famille, aussi. Longtemps. Il n'y avait plus, désormais, qu'une succession de jours, tous identiques, recouverts de poussière et emplis de silence. Des jours à chercher un endroit à l'abri du soleil. Chercher de quoi manger. Longtemps qu'il avait perdu le fil. Longtemps, oui...
L’aile a produit un léger craquement, presque
imperceptible, lorsqu’elle s’est détachée du corps de la
mouche. Tellement imperceptible qu’il se demande s’il
n’a pas rêvé. Penché sur l’insecte qui s’agite encore, il
tente de capter un son, une plainte d’agonie, imaginant
ses cris, dérisoires et vains.
Très vite, il se lasse. Se levant brusquement, il donne
un coup de talon et regarde avec satisfaction l’amas
sanguinolent qui tache maintenant le caillou. Avec
satisfaction et une certaine frustration, aussi, comme
à chaque fois qu’il s’adonne à ce genre d’occupation.
Insecte, grenouille, mulot, tout ce qui lui tombe sous
la main finit invariablement par rendre l’âme dans
d’atroces souffrances – il aime bien cette expression –,
sans qu’il en retire plus de quelques secondes de plaisir.
Il a l’impression qu’elles sont de plus en plus courtes,
ces secondes, et il a d’ailleurs un doute sur la nature
exacte des cris et autres gigotements observés. De la
souffrance? De la terreur? Il n’en est pas sûr. Peut-être
aucun des deux. Peut-être n’est-ce qu’un réflexe…
Elle regarde par la fenêtre le vide de la rue, se raconte des histoires. A force d'être seule, elle peut en inventer sur la base de rien, en tout cas pas grand-chose. L'inconnu aperçu est un mari jaloux en quête de sa femme, et le voisin, là-bas, qui rentre en plein après-midi... probable qu'il n'a plus de travail, faut dire qu'il boit pas mal. Du moins, c'est ce qu'elle pense lorsqu'elle le voit passer, la démarche hésitante. Le teint un peu rougeaud aussi, si on regarde bien.
Parfois, les histoires de se bousculent, s'enchevêtrent. Des histoires dans lesquelles les gens sont malheureux. Dans lesquelles les couples se déchirent et les enfants sont tristes. Elle invente, extrapole, elle croit presque les entendre, qui pleurent et se lamentent, leurs épaules voûtées lorsqu'ils passent dans la rue. Mais si, regardez bien ! Peu importe, ensuite, si les morts ressuscitent et les couples se ressoudent. Peut importe si les enfants se poursuivent gaiement juste sous les fenêtres.
L'important est d'y croire.