Je tue les enfants français dans les jardins - Marie Neuser - LTL # 181

On me parle du chômage, de la précarité, de l'immigration, de la cité.
La cité, et puis quoi encore. Nous sommes ici en plein centre-ville, à quelques centaines de mètres du Vieux-Port et de ses touristes, et les adresses de mes élèves correspondent toutes à des maisons villageoises, rénovées il y a peu par un plan de réhabilitation des quartiers historiques.
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La précarité ? un type comme Malik glisse ses pieds chaque matin dans des baskets qui coûtent un SMIC et Adrami a dans son sac un téléphone de ministre. Quant à l'immigration, il suffit que j'entende le mot pour sortir de mes gonds. Je suis petite-fille d'immigrés. J'ai souvenir encore des copines du lycée appartenant au quart-monde rural, avec des parents nés en Italie, en Espagne, au Maroc ou en Pologne et parfois carrément analphabètes. Ça ne les dispensait pas de se comporter en personne civilisées...
J'ai donc cessé de croire à tout ça, tout ce baratin sociologique à tendance marxiste qui tend à transformer les bourreaux en victimes.
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Je méprise au plus haut point l'angélisme de bon ton qui voudrait nous faire croire que derrière toute cette merde, sous les pelures de la connerie et de l'orgueil, dort un bon fond de bonne petite créature abusée par la Société.
...de toute façon, ils se plaignent de quoi les profs, avec leurs quatre mois de vacances. Ils se plaignent tout simplement d'être constamment en danger - je réponds au beau monsieur -, de partir travailler la matin avec la peur au ventre, de se faire cracher à la gueule toute la journée, de devoir tenter de maîtriser par groupes de trente des gamins que les parents ne parviennent même pas à faire obéir individuellement....
Je voudrais que tu pleures. Comment peux-tu supporter ma détresse sans pleurer ?
C'est là, maintenant, que je comprends.
Tout en toi est sec. Tout en toi qui me concerne.
C'est elle qui a volé ta substance. Tu sais que cet instant est la fin de nous, la fin de ta vie dans cette maison, la fin de ta constance auprès de ton fils, ce sont vingt ans de construction appliquée et on plante là le chantier, c'est une taille nette de scalpel qui sépare deux siamois, et rien ne saigne en toi. Pas même un sanglot retenu, pas même les cornées humides. Je me serais même contentée d'une voix chevrote. Mais rien. Je ne te suis plus rien.

- Jim... Quand tu étais ado, où tu planquais tes revues porno ?
Ma question eut comme conséquence l'étranglement explosif de mon ami. Il se reprit, jeta vers Daphné un regard embarrassé et épongea les projections de bière atterries sur son menton.
- Quoi, je t'ai déjà parlé de...
- Mais non, enfin. On a tous été ados et on a tous eu des revues planquées quelque part. Ne serait-ce que la page centrale du 'Sun'.
Daphné nous écoutait avec amusement.
- Pas la peine de rougir, les gars. Moi-même, je m'étais acheté une fois un numéro d'une revue gay. Pour... vous comprenez... enfin, pour... avoir une idée précise d'un certain appendice... Mauvaise idée, mauvaise idée ! Le jour où enfin j'en ai eu un à moi, j'ai été très déçue par les proportions ! Bref. Je l'ai gardée pendant des années, cette revue. Et pour ne pas que mes parents tombent dessus, je l'avais cachée au dos d'un cadre accroché dans ma chambre. Un cadre avec une photo de chevaux galopant dans la lande. Et vous savez quoi ? Eh bien chaque fois que... eh bien, je pense à ces chevaux.
On était estomaqués. Daphné avait parlé avec un tel naturel qu'on se sentait comme deux puceaux qui transpirent en lisant le mot 'cul' sur un graffiti.
(p. 297-298)
[une jeune prof en zone sensible]
J'ai dit à mon père, aujourd'hui, au téléphone : on me traite de pute et de salope tous les jours et j'ai l'arcade sourcilière éclatée. Mais c'était un accident. Il est resté muet un long moment puis a dit : Je ne trouve pas de solution. Je cherche, mais je ne trouve pas. (p.79)
(...) le seul bébé mort dont il ait jamais entendu parler avait été dévoré par un cochon sauvage, sa mère ayant oublié de l'attacher au mur avant de partir aux champs. Vous, vous aviez hurlé d'épouvante, et puis qu'est-ce que c'est que ces histoires de bébés accrochés aux murs ? On vous avait expliqué alors cette tradition paysanne que vous ignoriez totalement, pendre les nourrissons à un crochet dans le mur par les bandelettes de l'emmaillotage pour ne pas, précisément, que les cochons les mangent. (p. 49)
Allons, Martha, regarde les choses en face. Regarde la bouche du seul homme de ta vie répondre, très calme et un peu penaude toutefois, non, tu ne la connais pas, et oui, j'ai fait l'amour avec elle, et je vais te dire quelque chose, j'ai adoré ça.
C'est exactement là que, dans les dessins animés, un marteau gigantesque s'abat sur les occiputs pour en faire jaillir une ribambelle d'oiseaux qui chantent ou des manèges de constellations. Je suis hébétée, empêtrée dans mes oiseaux et mes étoiles.
(p. 20)
Je me dis qu'il est incroyable de voir à quel point les schémas mafieux sont bien implantés dans les rapports que ces gamins ont entre eux : la servilité à celui qui gueule le plus fort est visiblement le modèle de prédilection.
Au CDI du collège, chaque roman porte sur la fiche la preuve que Samira l'a eu entre les mains. D'ailleurs le nom de Samira est le seul nom d'élève que l'on peut y voir. On dirait que le CDI fonctionne exclusivement pour elle.
Toute personne ayant lu un roman policier écrit ces dix dernières années sait pertinemment que la Javel détruit l'ADN, rendant impossible son extraction même si une présence de sang ou de sperme se révélait au Luminol.
(p. 54)