Marie Vindy Justice soit elle .
L'écrivaine
Marie Vindy raconte comment elle a écrit son dernier roman :
Justice soit-elle (Plon, 2017) à partir de plusieurs faits divers.
Humbert avait laissé le volant à son équipier et inscrivait des notes sur son carnet. Il avait dix-huit kilomètres de route entre Saint-Farge et Châteauvillain pour réfléchir.
Une femme seule. L’ex-femme d’un chanteur. Sans enfants. Écrivain. Et la victime, qui ne s’était pas retrouvée le long de la clôture de L’Ermitage par hasard. Elle cherchait peut-être Marc Eden. Pourquoi pas ? Le groupe devait compter un paquet de jeunes et jolies filles parmi ses fans !
Ladro savait qu’il était malvenu de déranger le capitaine dans le cours de ses pensées tant qu’il ne posait pas lui-même, à voix haute, les questions qui le tarabustaient.
Le sous-bois exhalait des odeurs de terre mouillée et d’humus. Plus loin, en se rapprochant des granges, il identifia celle du foin séché, des restes de printemps. Cet environnement lui était familier, il avait l’habitude de travailler en milieu rural, de courir et de se promener dans les bois. Pourtant, tout ici lui semblait étrange. Le sentiment d’isolement restait puissant, malgré la présence diffuse des chasseurs évoluant alentour. L’impression de bizarrerie qu’il avait ressentie à son arrivée ne faisait que se confirmer.
Si les meurtriers bénéficient de la prescription, du classement de leur affaire et du droit à l'oubli, les familles, elles, n'ont pas ces droits et elles n'oublieront jamais.
Il y avait Maeva et Alizée, 14 ans, qui étaient toutes les deux scolarisées au collège de Pouilly-en-Auxois et dont les cadavres avaient été retrouvés en 2002, à quelques semaines d'intervalle, à proximité de l'A6. Il y avait Nelya, Fanny, Lola, Katia, Rose, Anaïs - la seconde Anaïs de ces affaires- et Lucie. Des affaires vieilles de presque quinze ans, des enquêtes au point mort depuis des lustres, la prescription ne tarderait pas à être actée si elle ne s'en mêlait pas. Seule solution, faire pression sur le parquet pour qu'un nouvel acte de procédure, peu importe quoi, relance la machine et évite à ces deux dossiers de sombrer définitivement dans l'oubli.
Des heures durant, dans son bureau au siège du cabinet, rue Amelot à Paris, Déborah ouvrait et refermait des tomes de procédures, plusieurs milliers de pages dans chaque carton qui ressemblait à une brique plus lourde de douleurs que de poids, et cherchait encore et encore un détail dans toute cette masse de procès-verbaux, une phrase prononcée par un témoin et négligée, un oubli dans les vérifications qui auraient logiquement dû être effectuées avec le plus grand soin. Ne restait le plus souvent qu'une manne jamais tarie de questions sans réponses.
Humbert déplia une nouvelle fois le journal que Ladro avait emporté. Une double page était consacrée au suicide de la jeune Malika et à la nuit mouvementée qui avait suivi le drame. Comme d’habitude, Le Bien Public avait soigné ses titres : Nuit d’émeutes à Stalingrad après le suicide d’une adolescente. Une gamine qui se jette du septième étage, insupportable et terrifiant. Mais pour ce qui était de la nuit d’émeute, la fait-diversière Noëlle Rondot avait un peu forcé le trait. Humbert avait appris le matin même du colonel Flesch qu’effectivement une poignée de voitures avaient été incendiées ; il y avait eu des jets de pétards et quelques bandes d’excités vite dispersés par les CRS arrivés en renfort. Toute la SR 2, et particulièrement le groupe stups, savait également que deux ou trois individus influents du quartier n’avaient pas trop intérêt à entretenir la présence de cars de CRS et de patrouilles de la BAC 3 à chacune des entrées de la cité. La situation était visiblement tendue, mais les flics avaient tout de même réussi à rendre au quartier un calme relatif aux alentours de trois heures du matin. On avait connu pire comme guérilla urbaine…
– Quand est-ce qu’on pourra la voir… Malikaaaa… Malikaaaa !
La mère se remit à gémir de plus belle. Sa souffrance insupportable.
– Ce serait bien que vous fassiez venir un médecin. On peut appeler quelqu’un si vous voulez.
– Foutez-nous la paix, c’est ça qu’on veut maintenant ! Partez !
Il prononça une tirade en arabe et répéta :
– Partez maintenant, partez ! Tous ! Laissez-nous !
Carrière recula jusqu’à l’entrée en faisant signe à la flic de le suivre. Saisissant la poignée de la porte, il lui dit à voix basse :
– Attendez quelques minutes et, quand il se sera un peu calmé, vous lui refilez la convoc. Expliquez-lui qu’il pourra se rendre à l’hôpital avec sa famille dès demain matin. Et qu’ensuite, ils doivent tous venir au commissariat.
Elle acquiesça de la tête, mécaniquement.
– De toute façon, on va faire tourner des patrouilles toute la nuit… s’il y avait le moindre problème…
– Ça va aller.
Carrière franchit le seuil, se ravisa :
– Tâchez d’obtenir tous les renseignements nécessaires : où était-elle scolarisée, quelles étaient ses amies proches, etc. Et si possible, une photo.
– Les parents sont dans l’appartement ? demanda Carrière au chef de patrouille qui s’était avancé.
– Oui, ils sont remontés, et ça n’a pas été sans peine. Il y a aussi une sœur, quatorze ans je crois. Les deux frères sont barrés, ils ne doivent pas être loin, mais on ne les a pas repérés.
Carrière baissa les yeux vers la bâche. Les hululements provenant des étages continuaient, les sifflets dans la foule, le crépitement des radios.
– On a l’ordre d’évacuer le corps avant que ça dégénère, continua le flic en tenue. Si vous voulez voir…
– Des photos ?
– L’IJ 1 est déjà passé. Ils ont fait le service minimum. C’est un suicide. La gosse a sauté… Faut qu’on dégage le corps.
Carrière sortit son smartphone, il fallait bien se faire une idée avant d’avoir le rapport officiel :
– Soulevez…
Une rangée de flics se positionna de part et d’autre du paravent improvisé, masquant les brèches qui offraient aux regards le corps sur le sol. Le chef tira sur les deux pans supérieurs de la bâche, Carrière prit une photo.
Dégueulasse.
– Je suis Marianne Gil. J’habite ici.
– C’est vous qui avez trouvé le corps ?
– Oui. Enfin… non, répondit-elle en secouant la tête comme pour s’excuser. C’est un ami, Joël Lesueur. Il est parti accompagner vos collègues sur les lieux. Il ne sait pas qui est cette fille. Moi non plus, d’ailleurs.
Elle semblait hésiter à poursuivre. Humbert soutint son regard, elle détourna le sien.
– Je reviendrai vous parler plus tard, dit-il pour briser le silence. Pour le moment, j’aimerais rejoindre le site en voiture.
Elle leur expliqua qu’ils devaient reprendre la route forestière jusqu’à la départementale, puis bifurquer sur la droite, à l’entrée du village. Environ un kilomètre plus loin, toujours sur la droite, ils verraient un chemin blanc en concassé qui les ramènerait à l’entrée ouest de la propriété. Le corps se trouvait moins de dix mètres après la barrière.
Elle baissa la tête et se frotta le front.
– Je reviendrai vous parler, répéta Humbert en rejoignant Ladro, qui était déjà remonté en voiture.
L’Ermitage se referma lourdement.
Joe s’installa au volant du Land Rover, Marianne à ses côtés, enclencha la marche arrière, décrivit un demi-tour en faisant crisser les graviers et s’engagea dans le chemin en herbe derrière la maison. Il conduisait vite, sans précautions, le 4 x 4 bringuebalait dans les ornières. Ils dépassèrent le sentier escarpé qui menait directement aux Granges et s’engagèrent dans le bois jusqu’à la limite nord de L’Ermitage.
Ce qu’ils avaient pris l’habitude d’appeler les Granges était un ensemble de trois bâtiments : une ancienne ferme, dont la partie habitable avait un temps servi de maison d’amis, et deux granges à proprement parler. La plus grande servait de garage, l’autre, de remise pour le foin, la paille et la nourriture des chevaux. Marianne y avait aménagé une sellerie, et Joe s’était débrouillé pour y raccorder l’électricité et brancher un frigo où stocker des bières et les produits vétérinaires. Marianne vivait dans la grande maison, l’ancien ermitage, qui avait donné son nom à la propriété.
- Le sentiment d'être différente, d'être hors du commun balayait la réalité. Ce qui se cachait derrière les paillettes, c'était tout simplement pathétique. Je n'aurai mis que dix ans à m'en rendre compte et à me tirer de là.
Elle riait, mais l'évocation de ses souvenirs témoignait de ses difficultés des années plus tard, à tourner complètement la page.