Marielle Hubert Il ne faut rien dire
Nous ne sommes pas les seules, beaucoup font cela, se mettre à disposition d'une histoire et prendre en notes ce que cette histoire souhaite nous dire, même si nous n'y étions pas. Les historiens en font le métier et je me demande s'ils éprouvent la même difficulté, la même gêne au moment de placer leur récit, je me demande si leur fameuse obsession à faire parler les sources, à administrer des preuves, ce n'est finalement pas le réconfort qu'ils ont trouvé pour endormir ce sentiment de malaise au moment de raconter ce dont ils ne sont pas sûrs.
Je suis tellement fatiguée d'inventer la vérité.
Bien entendu, à remuer toute la journée les objets qui nous fabriquaient depuis si longtemps un décor quotidien, Sylvette ne fait aucun vide, au contraire, elle peuple l’air de bruit, de déplacements et de rancœur, tout un bazar angoissant qu’elle contemple ravie le soir venu. « J’ai bien avancé dans mon petit rangement. » Bien plus tard, quand j’aurai fui loin d’elle, elle me téléphonera des monologues de petits rangements pendant des années, qui seront rejoints par des listes de nettoyages. (...) Et puis un jour, ce sera le cancer et les (...) listes de repas mangés ou non.
Je sais par ces heures d’écoute de listes que celles-ci sont faites pour oublier tout ce qui n’y figure pas, c’est une incantation d’oubli. (...) Je crois qu’il faut beaucoup se méfier des êtres qui listent leur vie, l’ombre du gouffre est plus dense chez eux que chez les autres.
Je ne peux pas parler du trou noir directement. Je n'y vois rien. Me restent le vertige et la nausée. Tout ce que je perçois de l'histoire de Sylvette et de ses parents est le silence qui persiste et frappe quiconque s'approcherait trop près des détails.
Je mène une guerre contre l'armée de réserve immense des faux adultes qui s'émeuvent automatiquement des histoires d'amour mal ficelées.
« Je n’étais pas née quand les fantômes de Sylvette étaient jeunes et vivants. Je connais ce temps-là par les sempiternelles photos et par les récits qu’elle m’en a faits. Il y a un trou en moi : ce sont eux. Ce vide-là me ramène souvent au bord de la mort, tout ce que j’arrive à vivre est ce que le trou n’a pas avalé. C’est peu. »