Il faut dire que jusqu'à présent, malgré des effort louables, Maman n'a jamais réussi à écrire une seule histoire dans laquelle je ne retrouve pas au moins un peu (et le plus souvent beaucoup, beaucoup trop à mon goût).
Il n'y en avait plus que pour un mois, insistait-il, et ensuite nous n'aurions plus à nous faire de souci pour elle : quand les bébés seraient là, tout redeviendrait comme av... euh, enfin, tout irait très bien.
- Tu as fait preuve de beaucoup de patience, Luis, et j'apprécie vraiment. Je sais qu'elle n'est pas facile à supporter, et tu as été merveilleux.
- Je t'en prie à dit mon père. Quand ta mère décide de se montrer charmante, qui pourrait lui résister? Et je trouve que c'est très aimable de sa part d'entourer au stylo les articles importants avant de me passer le journal - surtout quand ils traitent de crimes commis par des Portoricains.
Moi, si nous étions séparées de vous, je vous chercherais, c'est tout ce que je ferais. Je vous chercherais, et je vous retrouverais, et je ne rirais pas avant de vous avoir retrouvés.
Pourtant, j’ai toujours pensé savoir à quoi ressemblait Marylou. Il y a un portrait de Jeanne d’Arc dans l’un des livres d’art de mon père. Elle prie, une lueur éclaire son visage. Elle est très belle. Je pense que Marylou devait ressembler à ça. J’ai montré cette reproduction à ma mère un jour, et elle m’a dit que non, Marylou ne ressemblait absolument pas à Jeanne d’Arc. Mais ça fait trente ans que Marylou est morte et je pense que ma mère a dû oublier.
Qu'est-ce que ça veut dire sale juive ? En tout cas, elle s'est trompée sur mon compte, parce que je ne suis pas une sale juive. Et je me demande qui peut bien l'être.
Jour après jour, ma solitude avait grandi et devenait insoutenable. Les premiers jours de mon retour à l'école, l'excitation d'être hors la loi m'avait soutenue, avec l'espoir, encore, que mes parents s'échapperaient peut-être, d'une manière ou d'une autre. Mais l'espoir s'était amenuisé, tandis que s'allongeaient les heures de solitude noire.
Maintenant, je sais que le chagrin n'est pas une chose qu'on porte sur son visage. Il est en vous, la nuit, quand vous êtes allongé dans votre lit. Là, j'entends les internes parler de leurs familles. Elles savent où est leur mère, où est leur père, et moi je n'en sais rien. Le chagrin, c'est de voir arriver les paquets, avec un petit morceau de fromage, du saucisson, une écharpe chaude - il n'y a jamais de paquet pour moi. C'est de voir les parents qui viennent chercher leurs filles pour les emmener à la maison, pour les vacances ou pour le dimanche - et leurs visages tout ridés de sourire à la vue de leur enfant. Mais il n'y a pas de visage pour moi.
- Mais oui, je veux être comme tout le monde.
- Bien sûr, dit papa, et nous tous aussi. Mais j'ai bien peur que nous ne puissions pas cesser d'être juifs, à partir du moment où d'autres pensent que nous sommes juifs.
Parfois je me dis que les humains ont tendance à désirer particulièrement ce qu'ils ne peuvent pas avoir, et à mépriser un trésor obtenu trop facilement.