Citations de Marin Ledun (375)
Nora renifle à la trace l'odeur âcre de la cigarette et du crime organisé
(...) 10 janvier 1991, la loi Evin relative à la lutte contre le tabagisme et l'alcoolisme est promulguée. Achtung, achtung ! Interdiction formelle de la publicité sur le tabac, encadrement de la consommation dans les lieux à usage collectif, haro sur les fumeurs et hausses colossales du prix des cigarettes !
(p. 288)
(...)
Publicité déguisée, parrainage flirtant avec la légalité, packaging audacieux, tous les moyens sont bons. La réglementation se durcit ? Cool ! Les marketeurs prennent tous les risques. Les prévisions de croissance sur la prochaine décennie sont vertigineuses. (...)
R. traduit auprès des troupes :
- Dès que le marketing a une idée, il la soumet au service juridique. Soit on cherche à contourner la loi, soit on estime le montant de l'amende par rapport aux gains. La plupart du temps, on fonce. On n'a pas peur. Vous avez peur ?
- Nooon !
(...)
Sur le terrain, ça les fait même plutôt marrer. En France, les peines sont très légères, ridicules par rapport aux bénéfices. Les marketeurs sont couverts. Les commerciaux ont les coudées franches. BRS Conseil et Big Tobacco s'engagent à indemniser leurs partenaires condamnés pour avoir violé la loi. Amis des agences de pub, de l'évènementiel, fabricants de tee-shirts de tous pays, producteurs de parapluies, de cendriers et autres produits dérivés, ne vous faites pas de mouron, BRS Conseil veille au grain !
(p. 290)
La question me laisse sans voix. Je coupe avant qu'il ne me demande mon nom de famille, sélectionne Reign in Blood de Slayer sur la playlist de mon portable et monte le son de l'autoradio. Je me demande aussitôt si le bébé aura les mêmes goûts musicaux que moi – putain, je viens d'utiliser le mot bébé, non ?
Là, je flippe carrément.
Je monte encore le son de deux crans pour que les riffs saturés de Jeff Hanneman et Kerry King m'empêchent de penser. J'y parviens péniblement, jusqu'à me mettre mentalement à traduire les paroles du titre « Angel of Death » sur les expériences atroces de Mengele pendant la Seconde Guerre mondiale. Horrifiée, j'éteins le poste. J'arrête la Saxo en pleine rue, prise de nausée, j'ouvre la portière et je vomis mon petit déjeuner sur la chaussée.
Au milieu d'un concert de klaxons, je réalise soudain que thrash metal et maternité sont peut-être antinomiques.
Je re-flippe grave.
Et s'il s'agissait d'un symptôme permanent ?
Je défaille.
J'imagine soudain un avenir post-apocalyptique où je n'écouterais que du Céline Dion, des albums d'Henri Dès ou une compilation des Enfoirés.
Derrière la porte, c'est moi, Rose Mabille, vingt-deux ans, une licence de lettres classiques et en congé sabbatique jusqu'à nouvel ordre. Je suis la numéro trois d'une famille de six enfants dont les trois derniers, Antoine, Camille et Gus, d'origine colombienne, ont été adoptés. Plus le chien et les chats. Moins mes parents, en vadrouille à l'autre bout du monde, ainsi que mes deux frères aînés, enseignants-chercheurs à la fac de Grenoble, l'un en histoire des idées, l'autre en mathématiques. Assise du bout des fesses sur le rebord de la baignoire, je compte et recompte les quatre brosses à dents plantées dans un verre à moutarde posé sur le lavabo, face à moi. Tee-shirt Guns N'Roses élimé, période « Welcome to the Jungle », culotte aux chevilles et blues du mardi matin.
Le gros blues.
Le genre qui vous pousserait à écouter l'intégrale de Claude François sous la douche, voyez !
Comme chaque matin, le chien baptisé Kill-Bill s'avance sur le pas de la porte de la cuisine au son des informations nationales du service public radiophonique. Fidèle à ses habitudes, il trottine jusqu'au pot de géraniums sur lequel il pisse, remue deux fois la queue et hume l'air, la mine songeuse. Fourrure impeccable, le poil long et noir de Bigorre sur le dos, brun aux pattes et fourrure blanche sur la poitrine, quarante-sept kilos à la pesée, regard conquérant et filet de bave athlétique aux babines. Grande classe. Le bouvier bernois dans toute sa splendeur vachère et bovine. Derrière lui, Élodie Callac minaude sur France Inter que le soleil se lève à l'instant. Tu parles d'une nouvelle ! Le chien le voit bien, et d'ailleurs, il s'en contrefiche.
Il a d'autres priorités.
Une belle leçon de modestie : seul le lecteur détient la vérité.
Nous arrivons rue des Carrières galvanisés comme des bombes de peinture anticorrosion.
J'ai lu quelque part qu'on pardonnait plus aisément le meurtre qu'un chèque sans provision.
Son unique obsession : tracer et retracer encore les moindres détails de ses quatre dernières années dans sa banque de données mentale.
- C'est plus fort que toi, la moindre connerie qui te passe par la tête, il faut que tu l'exprimes à voix haute...
Répéter, toujours répéter, les mêmes mots, les mêmes phrases, inlassablement.
- Je t'aime, je te rappelle ce soir. Repose-toi bien. A ce soir.
Toujours, toujours répéter, comme si les mots avaient le pouvoir de compenser son absence et ses angoisses. Les mots pour la rassurer. Les mots pour se donner bonne conscience.
Frédéric Vanier n'est revenu partager le repas à l'ombre du mûrier ni le dimanche suivant ni ceux d'après. Personne ne s'en est étonné et personne ne l'a regretté.
La souffrance nait de la disparition progressive de tous ces minuscules espaces de liberté nécessaires et vitaux sur lesquels le top management rogne pour accroître les marges de productivité (...)
Parce qu'un salarié ne se suicide pas directement à cause d'un chef de groupe trop zélé ou d'un collègue harceleur. Cela ne suffit pas. La souffrance naît de la disparition progressive de tous ces minuscules espaces de liberté nécessaires et vitaux sur lesquels le top management rogne pour accroître les marges de productivité : la minute de pause en moins, les réponses à formuler au client chronométrées à la seconde - pas une de plus -, la pause cigarette réduite de moitié, le téléphone directement branché sur celui du supérieur, le scrip standardisé au mot près à servir à chaque client ou le sourire programmé.
Jasmine revenait de l'enfer. Elle s'exprimait en anglais la plupart du temps, ou dans un mauvais français mâtiné d'igbo, sa langue maternelle. Elle venait de Lagos. Elle se prostituait pour le compte d'un réseau qui l'avait fait venir clandestinement du Nigeria alors qu'elle n'était qu'une enfant. Elle voulait que ça cesse. "ils sont la mort. Je suis la vie. Je veux vivre".
Ils ne peuvent pas tuer toutes les femmes du Nigeria.
Dans la misère du Sud-Est nigérian, se prostituer en Europe pour faire fortune était sérieusement envisagée par ces jeunes femmes et soutenue par leurs familles.
‘Au Nigeria, le Code criminel de 1990 prévoit que les femmes victimes de violences sexuelles portent à elles seules le fardeau de la preuve. Alors même qu'elles viennent de subir les pires sévices, elles doivent pouvoir trouver la force psychologique, physique et les ressources pour financer la procédure judiciaire, fournir le transport aux agents d'enquête et payer les tests médicaux qui prouveront qu'elles ont été violentées.
Je suis comme saint Thomas. Je veux le voir. Je veux le toucher. Je veux le sentir. Je veux enfoncer mes doigts dans ses plaies au ventre et à la tête. Je veux m'assurer qu'il s'agit bien d'un être de chair et de sang. Là, seulement là, je croirai!
Il est 15h58, heure française. Cinquante six minutes après avoir été percuté par le vol United Airlines 175 entre le soixante dix huitième et le quatre vingt quatrième étage, la tour sud du World Trade Center s'effondre. Les États Unis sont horrifiés. La moitié de la planète avec eux - l'autre moitié n'a ni la télévision ni internet, crève de faim ou s'en lave les mains.