Je n'ai jamais réussi à sentir le temps à l'état pur, un espace inouï, une espèce évanescente qui, dit-on, se forme soudainement dans notre être quand quelque chose, un goût, une odeur, un son parvient à atteindre une cible incrustée passivement dans nos fibres. Ce que nous venons de percevoir jaillit alors à la rencontre de quelque chose d'identique ou de lointain vécu auparavant. Le mélange du récent et de l'ancien fait exister quelque chose de nouveau, de lumineux, plein d'une vie différente et gratifiante. Ce qui émerge alors vient de très loin, traversant je ne sais quelles couches de notre être et apporte des émotions perdues, qui étaient, avant, passées inaperçues et ne se présentent qu'aujourd'hui dans leur ardente réalité, dans toute la dimension de leur secrète existence. Pourquoi appeler "temps", dis-je, cette matière mystérieuse, semblable, d'une certaine façon, à une maison qui garde en elle l'essence du vécu, dans le présent ou le passé, différente dans chaque cas ? (La peur, p. 59)