Marion Muller-Colard - Les Grandissants
Il y a des moments de la vie où il n’y a rien d’autre à faire que compter sur les grandes eaux de nos dangers pour amener sur la berge ce qui doit être ramené. Qu’est-ce que la berge, on ne le sait pas vraiment. Peut-être l’endroit où nos vies sont racontables.
Les enfants adultes ne peuvent pas le savoir, mais il n’y a rien à faire : leurs joues sont ce bout de chair invariable qui porte encore la courbe émouvante qu’ils avaient à la naissance. Se creusent-elles avec l’âge ? Peu importe, on en reconnaît le toucher, cette peau de fruit qui nous a tant émus, la première caresse, d’un revers de phalange, cette virgule maternelle, ce geste aérien qui creuse pourtant le sillon d’une infinie tendresse.
C’est un drame typiquement humain que de vouer nos vies à donner ce qui nous manque.
À trop réfléchir, nos pensées couvrent bien souvent les cris des corps muets qui nous passent sous le nez. Ce sont des ultrasons, les animaux les entendent, pourquoi pas nous ?
On se souvient par étapes, par association d’idées, chacun trimbale avec soi une mémoire anarchique. Bastien, lui, trimbale une mémoire archaïque qui fait, depuis sa mort, un boucan de casseroles au cul d’un corbillard.

Fâchée avec mon Dieu imaginaire qui avait rompu sans préavis mon contrat inconscient de protection, je manquais de secours spirituel. Je ne trouvais pas de prière qui puisse être autre chose qu’une immense contradiction, une négociation régressive avec la peau morte d’un Dieu qui ne tenait pas.
Pourtant, lorsque je caressais, du bout des doigts, le visage bleu et enflé de cet enfant presque étranger, dans le roulis devenu rassurant de l’oxygène qui lui parvenait machinalement, j’étais parfois saisie par une sérénité démente. Il arrive que l’impuissance ouvre sur des paysages singuliers.
La détresse m’avait dilatée et, en quelque sorte, elle avait élargi ma surface d’échange avec la vie. Et près de ce petit corps, se superposait à ma supplication muette pour qu’il vive, la conviction profonde que, ‘quoi qu’il arrive’, ce qui était incroyable et sublime, c’était qu’il fût né. Et que cela, jamais, ne pourrait être retiré à quiconque. Ni à lui, ni à moi, ni au monde, ni à l’histoire.
Je mis du temps à comprendre que cette clairvoyance fulgurante était peut-être la première véritable prière de ma vie.
Moi, à quinze ans, je n'avais pas de rêves. Il se passait juste dans mon ventre des choses incroyables qui me rappelaient la mer, l'iode et les vagues - lorsqu'on allait l'été chez ma grand-mère maternelle, à Rimini, au bord de l'Adriatique. ça se passait dans mon ventre et sous les draps, mais ça n'était pas des rêves et personne ne parlait de ce qui se passait sous les draps. Le lit de mes parents, je ne l'ai jamais vu défait.
L’humain est un animal de rangement : la mémoire a son espace consacré, elle ne traîne pas dans les rues ; on ne croit pas aux fantômes. Ou peut-être, au contraire, y croit-on suffisamment pour tenir la mémoire prisonnière des archives.
Ce qui me touche en écrivant cela, ce qui me fait venir les larmes aux yeux, c'est un détail que j'ai enfoui sous une couche d'insignifiance, au milieu du fracas des événements qui ont suivi. Et ce détail, aujourd'hui, je ne vois que lui : ma mère savait depuis longtemps. Elle a compris sans poser aucune question [.......]. Ma mère m'a laissée faire pendant des années, bouche cousue. Elle a voulu me laisser exister.

Je voulais juste museler ce monstre qui mord au ventre. Ce monstre, on l'appelait le désir. J'avais quinze ans et je n'en savais rien. On ne m'avait pas appris ce mot. Le lit de mes parents n'était jamais défait. Tout était en ordre, les machines tournaient toutes dans le même sens. Elles virginisaient les vies de tous ceux qui avait fourré dans leurs gueules leur linge sale. C'est ça que je regardais depuis ma naissance. J'avais appris à marcher dans cette salle, j'avais appuyé mille fois mes mains et mon nez contre ces hublots. Je voyais se faire le propre, c'était tout l'héritage de ma mère, les corps n'avaient pas d'odeur, la famille n'avait pas d'histoire, les enfants n'avaient pas de sexe. Le monstre était dans ma tête. Il suffisait de ne plus désirer. Prendre la peau pour ce qu'elle est - un vêtement qu'on lave comme un autre. Oublier qu'elle peut être cette surface d'échange vertigineuse avec le vent, la chaleur, l'eau. Avec les autres.