AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de mimo26


Julia
Dans sa chute, son couvre-chef de feutre marron se sépare de sa tête. Ils basculent, homme et chapeau, dans l’air blanc jaunâtre. L’homme trapu porte une chemise de tissu grossier ; il choit tête la première, ses pieds chaussés de brun pointant vers le ciel. Ressuscité à Gênes en 1872, le personnage fait partie d’une série de représentations d’humains qui tombent, commandée par des habitants et des étrangers victimes d’un
violent accident. Ils remercient ainsi le saint qui les a sauvés.
En dépit de sa profonde méfiance à mon égard, ma sœur Clara m’achetait des livres d’art. Comme elle disposait de pas mal de temps pour vagabonder d’une librairie de livres d’occasion à l’autre, il lui arrivait souvent de dénicher des volumes insolites à prix réduit.
Elle avait l’œil affûté et était attirée par les laissés-pourcompte.
Le petit livre de reproductions de tableaux votifs naïfs est son dernier présent. Après quoi, elle a disparu de ma vie pendant plusieurs années.
Nous nous étions retrouvées dans un café sur College Street. D’énormes nuages blancs apparaissaient au-dessus du toit plat des immeubles, de l’autre côté de la rue, et ballonnaient dans le ciel bleu. Ma sœur a foncé droit sur moi. Avant même de prendre une chaise et de s’asseoir, elle a sorti un mince volume de son sac à bandoulière. Trois ans de plus que moi, intelligente; un teint parfait, de grands yeux gris tirant parfois vers le bleu, front haut, visage allongé, bouche large. La blancheur laiteuse de sa peau m’a souvent donné envie de troubler l’ordre public, d’agiter les bras et de crier – ou de fuir son insoutenable pureté.
C’était particulièrement vrai quand j’avais quatorze ans et que j’étais douloureusement consciente de l’imprévisibilité de mon corps et de son empressement à me trahir. Ce jour-là comme pendant toutes ces années, le regard que Clara m’a lancé était interrogateur, mais il questionnait de loin, comme si elle m’observait avec des jumelles.
Je l’ai remerciée pour le livre, que j’ai feuilleté avec précaution. Et avec un grand sourire.
« Tes choix sont toujours parfaits. Tu me connais si bien !»
Tandis que je prononçais ces paroles, je me demandais si j’y croyais encore. J’ai sorti une petite enveloppe de ma poche, la lui ai tendue, en hésitant : «Je
sais que tu n’en veux pas, mais je te la donne quand même pour que tu puisses, si tu le désires, la déchirer sans en lire un mot. Maman m’a suppliée de te la remettre, alors voilà.»
Elle a glissé l’enveloppe dans les profondeurs de son sac, m’a demandé quels livres j’avais lus ces derniers temps. Comme je n’arrivais pas à choisir parmi plusieurs titres, j’ai éludé. « Pas mal de choses…
– Julia.
– Oui ?
– Ton prénom a une sonorité si respectable!»
Le mot que je lui ai remis l’a incitée à nous fuir pendant deux ans. Elle a ensuite repris contact avec ma mère, et avec moi, pour finalement rejeter, récemment, toute communication quelle qu’elle soit. Dans le dictionnaire: Fuir : s’éloigner en toute hâte pour échapper à quelqu’un ou à quelque chose de menaçant.
Quelqu’un ou quelque chose que l’on craint, que l’on déteste.« Fuir» est le terme qui convient.
J’ai rangé dans un tiroir de mon bureau le volume de reproductions qu’elle m’a offert à l’aube de sa première disparition. Comme une sorte de talisman.
Quand on ouvre le livre, on y voit des serveurs qui tombent des fenêtres, des fermiers qui tombent des arbres, des enfants qui tombent des balcons. Chaque sujet, emprisonné dans une pâte épaisse appliquée à gros coups de pinceau, est immobile dans les airs, suspendu au regard d’un saint aux yeux levés vers le ciel.
Commenter  J’apprécie          10





Ont apprécié cette citation (1)voir plus




{* *}