Durant l'année scolaire 2001-2002, l'école de Chaponval d'Auvers-sur-Oise (95) a fêté son centenaire.
A travers le regard d'un écolier d'aujourd'hui, ce document garde la mémoire des évènements qui marquèrent l'année : Visite de l'écrivain Philippe Delerm et de sa soeur Simone, rencontre entre Marthe Delerm et les élèves de CM, entretien avec une ancienne élève : Claude Millon.
La colporteuse de l'Ariège tient dans ces souvenirs une très bonne place. Cette vieille dame, vêtue de grandes jupes noires, chaussée de gros souliers à tige, un fichu sur la tête, le teint hâlé , arrivait chez nous à la fin de l'hiver.
Elle entrait comme une visiteuse attendue et nous accourions tous. Elle était consciente de la féérie qu'elle entretenait.
Lentement, elle ouvrait sur la table de la cuisine la grande toile noire nouée par les quatre coins qu'elle portait pendue à l'épaule.
Cette toile était une caverne d'Ali Baba ! Tout de suite s'étalaient devant nous des dentelles, des paquets d'aiguilles, d'épingles, des bobines de fils au Conscrit dont le carton s'ornait d'un petit soldat aux jambes grêles, coiffé d'un képi militaire plus grand que lui! Il y avait aussi des allumettes de contre-bande , des couteaux pliants, des almanachs,des bijoux de pacotille...
Revoir le jour! Quelle sensation!
On avait disposé de la paille au sol de ma classe; on nous y allongea les uns à coté des autres. Je ne sais pas les soins que l'on nous fit. Le docteur d'Auvers, monsieur Paingault, était là.
Quand je repris conscience je saisis Simone et Michèle dans les bras... "Où est Jean-Claude? -"Ne vous inquiétez pas, on va vous le rendre. Il a une petite blessure et on l'a porté à l'hôpital de Pontoise, mais ce n'est pas grave". Jacqueline y avait été transportée aussi. Elle est restée , hélas ! une vraie blessée de guerre. Simone criait: "Je ne veux pas une maman marron comme ça ! Mon visage était tout incrusté de la terre projetée par la bombe".
C'est un matin de septembre. Je crois que la lumière est douce, et que c'est tout à fait l'été. Plus tard, avec l'automne, les brumes monteront de la Garonne, et le platane jaunira. Mais là, dans l'absurde été, c'est le matin de la rentrée des classes. Pour la première fois, elle n'accueille pas d'enfants. Pour la première fois, elle n'ouvre pas la porte d'une école. Elle est là, exilée, dans cette maison de Malause où elle commence sa retraite, si loin de Saint-Martin-des-Champs, de Chaponval, de Louveciennes, de Sèvres, Saint-Germain, Le Pecq, de toutes les communes d'Île-de-France où elle a enseigné.
"Elle apprenait à lire : y a-t-il plus beau métier? De ce premier enfermement naissaient les ailes de la liberté, le seul remède à tous les chagrins de plus tard. Pour s'embarquer dans toutes les folies, tous les voyages dans le temps et dans l'espace, il fallait d'abord être sage, et reconnaître peu à peu ces lettres plus vraies que la vie. Apprendre à lire : c'est à la fois voir ce qu'on fait et inventer tout un abîme de mystère, ouvrir des portes pour toujours."
Sur la photo, où est le poids du souvenir, de cette guerre qu'ils ont traversée, de la mort de Michèle ? Cet élan qu'ils reprennent, au-delà des blessures, l'objectif n'en révèle rien. Dans un décor bien propre, ils sont un couple dynamique et ferme. Je les trouve très beaux, mais s'il n'y avait pas tous les mots de Maman, que me dirait cette photo ?
Les notes ne se perdent pas, les gouttes d'eau, les bulles de savon.... je crois qu'il faut d'abord aimer, et puis prendre le temps d'écouter, regarder. Un jour les choses se rencontrent, le temps et l'espace s'effacent -- il y a tant de miracles à rencontrer.
Ce que j'aime, c'est regarder d'un peu plus loin ces images parallèles encadrées par le temps. Une aurait suffi, mais comme la suivante lui va bien, comme elle est jolie de se ressembler, à chaque fois si différente...
Quel fascinant pouvoir de ce "trop tard" qui donne tout d'un coup la clé de l'oeuvre et la réduit en même temps à un succédané : le livre, c'est tout ce qu'on n'a pas su être pour sa mère.
Mais le tourment s'enfuit vers l'horizon-vertige : le vrai livre que je peux faire, je ne l'écrirai pas tant qu'elle est là -- car il faut être malheureux pour le grand livre.
La petite fille qu'elle était, l'adolescente, la jeune femme rencontrent ainsi sur des chemins magiques d'encre bleue la maman qui m'a fait le monde.