Marthe Robert

"Le guerrier, écrit Régis Debray dans Le Scribe, préfère l'aède, qui lui fait un poème, au forgeron, qui lui fabrique des armes." Voilà qui confirmerait s'il en était besoin l’extraordinaire surestimation dont l'écriture bénéficie depuis ses plus lointains débuts. Mais cette préférence aussi irrationnelle qu'injuste du guerrier, est-il si sûr qu'elle soit spontanée? Après tout nous ne la connaissons que par celui qui s'en est vanté dans ses œuvres et qui avait tant intérêt à l'accréditer. Rien ne dit que l'inclination du guerrier pour le poète ne soit pas une idée répandue par l'intéressé lui-même, lequel de toute façon a toujours établi sa suprématie par ses propres soins, en s'adjugeant le pouvoir spécial de circuler entre les dieux et les mortels et d'être ainsi le seul initié à l'ordre universel ("Ton dire est selon l'ordre", dit à l'aède Demonokos le héros de L'Odyssée). Honoré, certes, mais d'abord par lui-même, grâce à son privilège de donner du sens à ce que les autres font et de la conserver dans les mémoire des hommes; élevé effectivement au-dessus des affaires terrestres, mais d'abord par lui-même encore, grâce à l'atmosphère mystérieuse qu'il entretient autour de son inspiration, l'aède propose au tenant du pouvoir réel un échange de bons procédés: il exaltera le guerrier dans ses chants, et celui-ci imposera en retour une foi inconditionnelle dans la vérité dans l'écriture inspirée. Le marché tient jusqu'à présent, sans qu'on puisse savoir au juste qui y a le plus gagné. A voir ce qui se passe aujourd'hui dans nos cercles dirigeants, on pourrait vraiment croire que c'est la littérature, puisque le guerrier, ou l'homme d’État, ou le philosophe, ou le savant auquel il a délégué une partie de ses pouvoirs, n'imagine apparemment rien de plus glorieux que d'écrire une livre à son tour - au mieux un roman, au pis des Mémoires ou un essai -, quitte à gâcher par une œuvre de dilettante les titres de notoriété qu'il s'est légitimement acquis dans son métier.