Le monde occidental a si longtemps subi l’emprise de l’humanisme que les études sur le soufisme, parfois inconsciemment, émettent des jugements selon des critères humanistes et donc antimystiques. Cela porterait à croire que l’Orient à partir du xvie siècle aurait commencé à « stagner », alors que l’Occident « se développait » et « progressait ». Mais, quel que soit le sens attribué à ce dernier mot, il est une chose qu’il ne saurait jamais désigner, même pour le progressiste le plus acharné, c’est l’augmentation du détachement de ce monde, seule forme de progrès que le mysticisme puisse accepter.
En ce qui concerne le reproche de « stagnation », cela signifierait, dans le cas du soufisme, qu’il n’aurait pas produit de « penseurs originaux », ce qui nous ramène à notre premier chapitre. Si le mot « original » est pris ici dans son acception moderne, alors cette prétendue faiblesse devient une force : c’est la capacité de ne pas être dévié dans des manifestations d’individualisme où la nouveauté l’emporte sur la vérité. Mais, pour ce qui est de l’originalité dans son véritable sens, qui est le contact direct avec l’Origine, sa perpétuation constitue le thème de la promesse déjà citée : « La terre ne manquera jamais de quarante hommes dont les cœurs sont pareils à celui de l’Ami du Miséricordieux », car, en arabe, khalîl (ami) désigne un contact intime, ou, plus précisément, une interpénétration. On peut encore citer cette Tradition : « Dieu enverra à ce peuple, dans chaque siècle, un rénovateur de sa religion », car il ne saurait y avoir de renouvellement de vigueur sans retour à la source de l’inspiration. Pour le soufi, ces promesses comportent la garantie d’être accomplies. (pp. 163-164)